97
pages
Français
Ebooks
2012
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Publié par
Date de parution
11 octobre 2012
Nombre de lectures
1
EAN13
9782312005027
Langue
Français
Le pont du Mazafran
Livre I
Ils n’ont dansé qu’un seul été
Jacques Derivière
Le pont du Mazafran
Livre I
Ils n’ont dansé qu’un seul été
Les éditions du net 70, quai Dion Bouton 92800 Puteaux
D’ici l’on domine la plaine. Elle s’étend jusqu’aux contreforts des montagnes de Blida où se découpent les sommets de Chréa et du Pic Abd-El-Kader ainsi que l’échancrure des Gorges de la Chiffa. (Page 10)
Alors, comme souvent dans mon esprit, le passé se mêle irrésistiblement au présent (Page 10)
Image de couverture :
Le Pont du Mazafran et les montagnes de Blida. Aquarelle de l’auteur.
© Les Éditions du Net, 2012 ISBN : 978-2-312-00502-7
« Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre,
Décollant brusquement, je m’élevais lentement vers
Les hauteurs silencieuses du souvenir. »
MARCEL PROUST.
« À la recherche du temps perdu. »
Celui qui plante un arbre
Alger, samedi 14 novembre 1942. Alors que la nuit s’empare déjà de la ville avec la complicité de la défense passive la gare de l’Agha connaît une animation exceptionnelle. Sur ses quais s’entassent des centaines de jeunes gens qui ont reçu il y a quelques jours à peine leur avis d’appel sous les drapeaux. L’atmosphère est étrange. Certes, chacun sait pourquoi il est là, c’est affiché sur tous les murs :
« Un seul but la Victoire ! »
Nul ne doute du succès final mais, à l’enthousiasme de la jeunesse au seuil d’une gloire promise, aux débordements de l’esprit méditerranéen, s’opposent des sentiments bizarres. Il est vrai qu’en une semaine des événements extravagants se sont succédés en un tourbillon capable de troubler les caractères les mieux trempés. Une immense armée a surgi de la mer et la guerre est devenue réalité tangible sur ce sol jusqu’ici préservé. Dans une sorte de bric-à-brac de l’histoire des hommes célèbres ou inconnus, civils ou militaires, que tout en apparence incitait à s’entendre, se sont divisés et combattus. Le Général Giraud, le Général Juin, l’Amiral Darlan, nul ne sait qui commande. Le Général de Gaulle, silencieux, est resté à Londres. Le Maréchal Pétain a disparu. Nombreux sont ceux qui ici croyaient à une grande connivence, elle a sombré dans l’immense pagaille des ambitions contradictoires et des rivalités personnelles.
La ville a basculé dans un autre univers. Pourtant tout semble encore si proche, la gare, elle-même, n’est-elle pas voisine du carrefour de l’Agha, habituellement si animé et si bruyant. Chaque jour les C.F.R.A, tramways populaires, s’arrêtent rue Sadi-Carnot et déversent des flots de travailleurs venant de l’est algérois, du Champ-de-Manœuvre, de Belcourt, du Ruisseau, d’Hussein-Dey ou de Maison-Carrée. Les rues Clauzel et Richelieu, artères bourgeoises, y aboutissent de même que la rue Charras, siège de la Librairie Charlot, rendez-vous de l’élite littéraire.
Pour moi, c’est le magasin Duccheschi, situé boulevard Baudin, qui m’a le plus souvent conduit dans ce quartier. J’y ai acheté mes premières chaussures de foot et, surtout, c’est là que je trouvais le matériel pour mes modèles réduits, construits d’après les plans d’Aviation-Magazine, balsa, papier japon, corde à piano et enduits à l’enivrant parfum d’acétone. Ce goût prononcé pour tout ca qui touche à l’aviation me vient de l’époque où, petit garçon, mes parents m’emmenaient au polygone de Vincennes pour assister aux meetings aériens. J’étais fasciné par les exploits de Doret et Détroyat qui se livraient à d’intrépides concours d’acrobaties. Ces souvenirs aujourd’hui encore peuplent mes rêves. Mais ce n’est pas le moment de rêvasser, me voici parmi cette foule juvénile, pion anonyme, un peu perdu, presque désemparé alors que d’ordinaire on me dit d’un naturel joyeux et boute-en-train, parfois même un brin agitateur. Ce soir je ne me ressemble pas.
*******
Il est vrai, qu’en plus de toutes ces péripéties que l’on peut déjà qualifier d’historiques sans abuser des mots, une douloureuse épreuve familiale m’a profondément attristé. Samedi passé se sont déroulées à Koléa les obsèques de ma bonne Grand-Mère maternelle. Gentille Mémée, si douce et triste, minée par la tuberculose depuis tant d’années, usée par une vie de labeur au-dessus de ses forces. Elle s’est éteinte discrètement comme il sied aux humbles gens.
À l’église, toute la famille est réunie, venue d’Alger et des villages environnants. En ce lieu, où furent consacrés tous les événements heureux ou malheureux de trois générations, la cérémonie est, à son image, simple et brève. À l’issue de l’office, par la large route, bordée de vieux platanes, tous se rendent à pied vers le cimetière et se retrouvent devant la tombe familiale. Le modeste cercueil rejoint bientôt les restes des aïeux dont les noms sur la pierre sont déjà effacés. La voici, pauvre Mémée, reposant à jamais dans ce petit cimetière de Koléa. Celui-ci, exposé au midi, accroché au flanc des coteaux du Sahel, ne se distingue des bois environnants que par la présence de cyprès, ces témoins fidèles du repos de nos morts. D’ici l’on domine la plaine, elle s’étend jusqu’aux contreforts des montagnes de Blida où se découpent les sommets de Chréa et du Pic Abd-El-Kader ainsi que l’échancrure des Gorges de la Chiffa. Décor majestueux qui restitue dans son éternité la disparition de l’être aimé.
Au retour certains s’arrêtent au « Café des Amis » . Pendant des années cet humble commerce a été tenu par mes grands-parents. Les plus anciens échangent leurs souvenirs. Alors, comme souvent dans mon esprit, le passé se mêle irrésistiblement au présent. C’est l’histoire de la Mitidja qu’ils font revivre, Mitidja à laquelle ils sont profondément attachés, aujourd’hui si prospère mais qui a coûté tant d’efforts pour combler les marécages, ensemencer la terre et vaincre les fièvres.
Le vieil oncle de l’Arba, doyen de l’assistance, qui a tout connu et rien oublié, quelque peu fataliste, un brin désabusé, en tire une leçon paysanne dans la langue d’Alicante, sa province natale. Pour ceux venus d’ailleurs quelqu’un traduit :
« Ce n’est pas toujours celui qui plante un arbre qui en récolte les fruits. »
Tous approuvent en hochant la tête avec un mélancolique sourire, lourd de tant d’illusions perdues.
Pour le jeune homme que je suis, ce sont les pages d’une enfance partagée entre les deux bords de la Méditerranée qui se referment. Dans ces heures douloureuses, malgré mon tempérament joyeux, j’ai le sentiment que je porte en moi la trace des générations passées et la marque des épreuves subies, les déracinements, les séparations, la pauvreté, les désenchantements, les deuils trop tôt arrivés, là-bas près de Paris et ici en Algérie.
Ce passé, à Koléa, je l’ai touché du doigt. Je me revois dans le vieux hangar ouvrant sur la cour, en contrebas du café. Juché sur une charrette à jamais hors d’usage, je fouette dans la pénombre un attelage imaginaire. Ce voyage immobile me ramène vers ce passé mal connu. Je sais simplement qu’il fut souffrance et que, comme je l’ai souvent entendu répéter en un leitmotiv de chagrin et d’espoirs avortés, mes grands-parents…
« n’ont jamais dansé qu’un seul été. »
Seuls témoins de cette époque, humble musée oublié, de vieux outils déposés là comme s’ils avaient dû servir longtemps encore. La poussière à tout recouvert et les araignées ont tissé des toiles gigantesques. Une odeur de sellerie moisie et de pailles anciennes se mêle à l’âcre senteur d’un poulailler dont les portes toujours ouvertes permettent à quelques poules de s’égailler dans ce repaire plein de lourds secrets.
*******
Je pense aussi aux longues heures ensoleillées que j’ai passées sur la terrasse du café. On y admire le minaret hexagonal si délicatement ouvragé de l’ancienne mosquée devenue hôpital militaire. Puis, légèrement en retrait, le Jardin des Zouaves où les soldats coloniaux ont ramené des confins du monde des arbres et des fleurs aux essences rares. Mille parfums de miel embaument les alentours. Au loin, blotti dans un bosquet verdoyant, le village d’Oued-El-Alleug, autrefois étang pestilentiel, paradis des grenouilles. À l’horizon, bordant ce paysage, à contre-jour, l’ombre mauve des premiers monts de l’Atlas.
Parfois mon oncle Jacques me rejoint sur ce belvédère merveilleux. Avec des roseaux séchés, du papier journal, quelques b