Le doigt de la morte , livre ebook
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Le docteur Raoul de Montford, titulaire de la chaire d’anatomie à la Faculté de Médecine et membre de l’Académie des Sciences, a reçu, par courrier, dans une petite boîte, la phalange de l’auriculaire de la main d’une jeune fille. La lettre accompagnant le colis enjoint au professeur, sur un ton railleur, de deviner à qui le bout de doigt appartient.
Pensant d’abord à une mauvaise blague d’un de ses étudiants, le praticien décide de faire appel à la police et c’est le commissaire Odilon QUENTIN qui est chargé de l’affaire...
Odilon QUENTIN
* 38 *
LE DOIGT DE LA MORTE
Roman policier
par Charles RICHEBOURG
CHAPITRE PREMIER
C'était une blague de carabin sans aucun doute ; n' empêche que le docteur Raoul de Montford la considéra comme une offense pe rsonnelle ; il est vrai que ce savant distingué, titulaire de la chaire d'anato mie à la Faculté des Médecine et membre de l'Académie des Sciences par surcroît, n'appréciait guère les plaisanteries d'un goût douteux.
Or, celle-ci dépassait les limites permises, et pen dant toute la durée de sa leçon consacrée à la discussion des théories de Geo ffroy Saint-Hilaire, le professeur s'efforça de découvrir parmi son auditoi re le sourire narquois qui trahirait l'auteur de la détestable facétie.
Peine perdue : le regard scrutateur du maître ne re ncontra que des visages crispés par l'attention ou des fronts penchés sur d es notes hâtives. C'était exaspérant ; au point qu'au cours d'une période dig ne d'Hippocrate, l'orateur confondit la loi de la subordination des organes av ec le principe de la corrélation des formes. Heureusement, personne ne s'aperçut de cette brève méprise.
Certaines idées fixes nous poursuivent parfois comm e le souvenir d'un cauchemar ; elles agissent sur les nerfs en exerçan t une sorte de fascination sur l'esprit ; et afin d'échapper à ce phénomène double ment désagréable, Raoul de Montford prit une décision grave : il conf ierait ses ennuis à M. Laubespin, qu'il devait rencontrer le soir même au bridge hebdomadaire de la baronne Huart d'Harcourt : le directeur de la P. J. lui donnerait d'utiles conseils !
C'est ainsi que naquit l'affaire de la souris aux y eux verts ; mais plutôt que d'anticiper, suivons l'austère professeur à travers les couloirs de la Judiciaire et pénétrons en même temps que lui dans le bureau du c ommissaire Odilon Quentin, au Quai des Orfèvres.
Averti par un coup de téléphone, le gros policier r eçut le protégé du grand patron avec la courtoisie bourrue qui lui était fam ilière ; et après avoir invité son visiteur à s'asseoir, il le pria d'exposer les faits qui justifiaient sa démarche.
— C'est fort simple, déclara le docteur de Montford en sortant de sa poche une feuille de papier pliée en quatre ainsi qu'une boîte à allumettes. Avant-hier matin, à la première distribution du courrier, le f acteur a remis à ma bonne la lettre et le colis postal que voici.
Quentin s'empara des deux objets et il commença par ouvrir la boîte, contemplant, étonné, un petit os cylindrique douill ettement couché sur un coussin d'ouate hydrophile.
— Qu'est-ce que c'est ?... demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— La phalangette de l'auriculaire de la main gauche d'une personne de sexe féminin, âgée de dix-sept ans environ, et mesurant approximativement 1,62 m. Signe distinctif, l'intéressée souffre de carie den taire.
— Comment s'appelle cette jeune fille ?
— Je n'en ai pas la moindre idée ; les détails que je viens de vous communiquer me sont fournis par ce fragment de sque lette. L'examen microscopique d'une lamelle de tissu osseux fait ap paraître deux caractéristiques : 1 ° le sujet n'a pas achevé sa c roissance ; 2 ° il présente des signes indubitables de décalcification ; or, la car ence de calcium dans l'organisme se traduit toujours par une denture en mauvais état. Enfin, les dimensions de la phalangette me permettent de recon stituer l'ensemble de l'ossature du sujet, donc d'évaluer sa taille en ré duisant le risque d'erreur au minimum.
Le commissaire considéra son interlocuteur avec une stupéfaction déférente, puis il émit une réflexion qui constitua it un éclatant hommage au génie déductif du savant :
— En somme, grommela-t-il, vous avez renouvelé l'ex ploit de Cuvier qui, en partant d'une vertèbre, reconstituait l'anatomie co mplète d'un iguanodon !
Raoul de Montford sourit, étonné qu'un modeste fonc tionnaire à la P. J. connût le nom du créateur de la paléontologie :
— Si vous voulez... approuva-t-il, visiblement flat té. C'est du reste à quoi m'invitait mon correspondant anonyme. Pour vous en convaincre, il vous suffira de lire la lettre que je vous ai remise.
Sans mot dire, Quentin déplia la feuille posée sur son sous-main, et il réprima une forte envie de rire en prenant connaiss ance du singulier message :
« Vieille andouille,
« Connaissant d’expérience ton insupportable orguei l et tes stupides vantardises, je t’envoie ci-joint un petit morceau de cadavre.
« Seras-tu capable, ainsi que tu le prétends, de re tracer le portrait de l’original en te basant sur cette donnée infime ? T el est le problème que je soumets à ta perspicacité !
« Je ne te souhaite pas bonne chance, vieux radoteu r, car je nourris le ferme espoir qu’un échec retentissant te rabatte en fin le caquet ! »
La missive ironique était tapée à la machine à écri re ; comme bien l'on pense, elle ne portait aucune signature, et avant d e la replier le gros policier la
considéra d'un œil morne, privé de toute expression .
— À première vue, conclut-il finalement, nous nous trouvons en présence d'une mauvaise farce inspirée par un désir de venge ance. Pourtant, un mot paraît s'inscrire en faux contre cette hypothèse.
— Et c'est le mot « cadavre », enchaîna le professe ur. Un carabin eût trouvé autre chose : macchabée par exemple. Moi aussi, j'a i commencé par croire à une plaisanterie de mauvais goût ; puis, après une longue délibération intérieure, je me suis demandé si cette histoire ab racadabrante ne dépassait pas les limites d'une facétie estudiantine. Telle e st la raison pour laquelle j'ai fait part de mes scrupules à mon ami Laubespin !
— Avez-vous conservé l'enveloppe de cette correspon dance ou l'emballage du colis postal ?
— Hélas non ; je les ai jetés dans ma corbeille à p apier que la servante vide deux fois par jour. Ma femme est une maniaque de l'ordre et de la propreté.
— Aucune importance. Me permettez-vous maintenant u ne question que vous jugerez peut-être...
