Jean-Christophe , livre ebook

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Romain Rolland (1866-1944)



"Le grondement du fleuve monte derrière la maison. La pluie bat les carreaux depuis le commencement du jour. Une buée d’eau ruisselle sur la vitre au coin fêlé. Le jour jaunâtre s’éteint. Il fait tiède et fade dans la chambre.


Le nouveau-né s’agite dans son berceau. Bien que le vieux ait laissé, pour entrer, ses sabots à la porte, son pas a fait craquer le plancher : l’enfant commence à geindre. La mère se penche hors de son lit, afin de le rassurer ; et le grand-père allume la lampe en tâtonnant, pour que le petit n’ait pas peur de la nuit. La flamme éclaire la figure rouge du vieux Jean-Michel, sa barbe blanche et rude, son air bourru et ses yeux vifs. Il vient près du berceau. Son manteau sent le mouillé ; il traîne en marchant ses gros chaussons bleus. Louisa lui fait signe de ne pas s’approcher. Elle est d’un blond presque blanc ; ses traits sont tirés ; sa douce figure mouton est marquée de taches de rousseur ; elle a des lèvres pâles et grosses, qui ne parviennent pas à se rejoindre et qui sourient avec timidité ; elle couve l’enfant des yeux – des yeux très bleus, très vagues, où la prunelle est un point tout petit, mais infiniment tendre.


L’enfant s’éveille et pleure. Son regard trouble s’agite. Quelle épouvante ! Les ténèbres, l’éclat brutal de la lampe, les hallucinations d’un cerveau à peine dégagé du chaos, la nuit étouffante et grouillante qui l’entoure, l’ombre sans fond d’où se détachent, comme des jets aveuglants de lumière, des sensations aiguës, des douleurs, des fantômes : ces figures énormes qui se penchent sur lui, ces yeux qui le pénètrent, qui s’enfoncent en lui, et qu’il ne comprend pas !... Il n’a pas la force de crier ; la terreur le cloue immobile, les yeux, la bouche ouverts, soufflant du fond de la gorge. Sa grosse tête boursouflée se plisse de grimaces lamentables et grotesques ; la peau de sa figure et de ses mains est brune, violacée, avec des taches jaunâtres..."



Fin du XIXe siècle : "Jean-Christophe" retrace, en 10 tomes, la vie d'un musicien et compositeur de génie allemand : Jean-Christophe Krafft. A travers ses souffrances, ses révoltes, ses amours et surtout sa musique, il cherche un sens à sa vie.


Peut-il y avoir une entente entre l'Allemagne et la France, ces deux pays si différents et ennemis ? Un espoir de réconciliation de l'humanité ?


Tome I : "L'aube"


Tome II : "Le matin"

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Publié par

Date de parution

01 juillet 2019

Nombre de lectures

1

EAN13

9782374634081

Langue

Français

Jean-Christophe
 
Tome I : L'aube
Tome II : Le matin
 
 
Romain Rolland
 
 
Juillet 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-408-1
Couverture : pastel de STEPH'
lagibeciereamots@sfr.fr
N° 409
Aux
âmes libres
de toutes les nations
qui souffrent, qui luttent,
et qui vaincront.
Introduction à Jean-Christophe
 
Jean-Christophe va entrer dans sa trentième année. Il a fait du chemin, depuis le temps où, penché sur son humble berceau, un écrivain ami, affectueux et à l’ordinaire plus perspicace, lui prédisait qu’il ne franchirait pas le cercle d’une douzaine de familiers. Il a bouclé, en long, en large, le tour de la planète, et il parle aujourd’hui dans presque toutes les langues de la terre. Quand il revient de ses voyages, dans les costumes les plus variés, son père qui, lui aussi, depuis trente ans, a, sur les sentiers du monde, rudement usé la plante de ses pieds, a quelquefois peine à le reconnaître. Qu’il me soit permis de rappeler ce qu’il était, quand je le tenais, tout petit, dans mes bras, et dans quelles conditions mon gars a réclamé de venir au monde !
 
-oOo-
 
La pensée de Jean-Christophe couvre plus de vingt années de ma vie. La première idée date du printemps 1890, à Rome. Les derniers mots écrits sont de juin 1912. L’œuvre déborde au-delà de ces limites. J’ai retrouvé des ébauches de 1888, alors que j’étais encore élève à l’École Normale Supérieure de Paris.
Les dix premières années (1890-1900) furent une lente incubation, un rêve intérieur où je m’abandonnais, les yeux ouverts, tout en réalisant d’autres tâches : les quatre premiers drames de la Révolution (Le 14 juillet, Danton, Les Loups, Le Triomphe de la Raison) , les « Tragédies de la foi » (Saint Louis, Aërt), le Théâtre du Peuple , etc.
Christophe m’était une seconde vie, cachée aux yeux du dehors, où je reprenais contact avec mon moi le plus profond. J’étais, jusqu’à la fin de 1900, engagé, par certains liens sociaux, dans la « Foire sur la Place » de Paris ; et je m’y sentais, comme Christophe, terriblement étranger. Le Jean-Christophe que je portais en moi, comme une femme son fruit, m’était ma Burg inexpugnable, mon « Île des Calmes » , où j’étais seul à aborder, au milieu de la mer hostile ; j’y rassemblais mes forces en silence, pour les futurs combats.
Après 1900, entièrement libre et seul avec moi-même, avec mes rêves, mes armées de l’âme, je me lançai résolument sur les flots.
Le premier cri d’appel fut jeté, dans une nuit d’orage d’août 1901, du haut des Alpes de Schwytz. Je ne l’ai jamais publié avant aujourd’hui ; et des milliers de lecteurs inconnus en ont cependant perçu l’écho, répercuté au long des murailles de mon œuvre. Car ce qu’il y a de plus profond dans la pensée n’est point ce qui s’exprime à haute voix : le regard seul de Jean-Christophe a suffi à faire sentir aux amis invisibles, dispersés dans le monde, la tragique fraternité qui était à la source de l’œuvre, et le fécond désespoir d’où ce fleuve d’énergie héroïque est sorti.
 
« Dans une nuit d’orage, au milieu des montagnes, sous la voûte de feu des éclairs, parmi les sauvages grondements de la foudre et des vents, je pense à ceux qui sont morts et à ceux qui mourront, à cette terre tout entière, que le vide enveloppe, qui roule au sein de la mort, et qui mourra bientôt. À tout ce qui est mortel j’offre ce livre mortel, dont la voix cherche à dire : « Frères, rapprochons-nous, oublions ce qui nous sépare, ne songeons qu’à la misère commune où nous sommes confondus ! Il n’y a pas d’ennemis, il n’y a pas de méchants, il n’y a que des misérables ; et le seul bonheur durable est de nous comprendre mutuellement pour nous aimer : – intelligence, amour, – seul éclair de lumière qui baigne notre nuit, entre les deux abîmes, avant, après la vie. »
« À tout ce qui est mortel – à la mort qui égalise et pacifie –, à la mer inconnue où se perdent les ruisseaux innombrables de la vie, j’offre mon œuvre et moi.
« Morschach, août 1901. »
 
-oOo-
 
Bien avant d’entreprendre la rédaction définitive de l’œuvre, une quantité d’épisodes et de figures principales avaient été esquissés : Christophe, depuis 1890 ; Grazia, dès 1897 ; Anna du Buisson ardent , tout entière portraiturée en 1902 ; Olivier et Antoinette, en 1901-1902 ; la mort de Christophe, en 1903 (un mois avant de rédiger les premières lignes de L’Aube . Je n’avais plus qu’à tirer et resserrer les épis, pour lier la gerbe, à l’heure même où je notais :
« Aujourd’hui, 20 mars 1903, je commence d’écrire définitivement Jean-Christophe . »
On voit combien absurde est l’assertion de ces critiques peu clairvoyants, qui s’imaginent que je me suis engagé dans Jean-Christophe au hasard et sans plan. J’ai pris, de bonne heure, dans mon éducation française, classique et normalienne – et j’avais dans le sang –, le besoin et l’amour de la solide construction. Je suis de la vieille race des bâtisseurs bourguignons. Je n’entreprendrais jamais une œuvre, sans en avoir assuré les assises et dessiné toutes les grandes lignes. Jamais ouvrage ne fut aussi totalement organisé dans la pensée que Jean-Christophe, avant que les premiers mots fussent jetés sur le papier. Ce même jour, 20 mars 1903, je fixais dans mes esquisses (1) les divisions du poème. Je prévoyais expressément les dix parties – les dix volumes – et j’en arrêtais les lignes, les masses et les proportions, à peu de choses près comme je les ai réalisées.
Le travail de rédaction définitive de ces dix volumes (2) a pris une dizaine d’années. Commencé le 7 juillet 1903, à la Frohburg-sur-Olten, dans le Jura suisse – dans ces mêmes sites où devait plus tard se terrer le Jean-Christophe blessé du Buisson ardent , non loin du duel tragique des sapins et des hêtres, – il a été terminé, le 2 juin 1912, à Baveno, sur les rives du lac Majeur (3) . Il fut écrit, en majeure partie, dans la petite maison branlante de Paris, au-dessus des Catacombes – 162, boulevard Montparnasse – que, d’un côté, faisaient trembler les lourds charrois et le grondement incessant de la Ville, mais que, sur l’autre face, baignait la solitude ensoleillée de vieux jardins de couvents aux arbres deux fois séculaires, pleins de moineaux bavards, de ramiers roucoulants et de merles mélodieux. J’avais en ce temps une vie solitaire et gênée, sans amis et sans joie autre que celle que je me créais, chargée de besognes accablantes : professorat, articles, travaux d’histoire. Je n’arrivais à arracher aux tâches qui achètent le pain qu’une heure par jour pour Christophe, et souvent moins. Mais aucun jour ne passa, en ces dix années, sans sa présence. Il n’avait même pas besoin de parler. Il était là. L’auteur dialogue avec son ombre (4) . Et la face du Saint Christophe le regarde. Il ne la quitte jamais des yeux...
 
« Christofori faciem die quacumque tueris,
Illa nempe die non morte mala morieris (5) . »
 
-oOo-
 
Je veux exposer ici quelques-unes des idées génératrices qui m’ont fait entreprendre et mener jusqu’au bout, dans le silence indifférent ou ironique qui m’entourait à Paris, ce vaste poème en prose qui ne tenait aucun compte des obstacles matériels et brisait délibérément avec toutes les conventions admises dans le monde littéraire français. Peu m’importait le succès. Il ne s’agissait point de succès. Il s’agissait d’obéir à l’ordre intérieur.
À mi-chemin de la longue histoire, dans mes notes pour Jean-Christophe , je retrouve cette ligne de décembre 1908 :
« Je n’écris pas une œuvre de littérature. J’écris une œuvre de foi. »
Quand on croit, on agit, sans se soucier du résultat. Victoire ou défaite. qu’importe ? « Fais ce que dois !... »
Le devoir que j’avais assumé, en Jean-Christophe, était, à une époque de décomposition morale et sociale en France, de réveiller le feu de l’âme qui dormait sous les cendres. Et, pour cela, d’abord, balayer les cendres et l’ordure amassées. Opposer aux Foires sur la Place, qui accaparaient l’air et le jour, la petite légion des âmes intrépides, prêtes à tous les sacrifices et pures de toutes compromissions. Je voulais les grouper, à l’appel et autour d’un héros qui se fît leur chef. Et pour que ce chef fût, il me fallait le créer.
J’exigeais de ce chef deux conditions essentielles :
1° Des yeux libres, clairs et sincères, comme ceux de ces hommes de la nature – de ces « Hurons » – que Voltaire et les encyclopédistes faisaient venir à Paris, afin de satiriser, par leur vision naïve, les ridicules et les crimes de la société de leur temps. J’avais besoin de cet observatoire : – deux yeux francs – pour voir et juger l’Europe d’aujourd’hui.
2° Voir et juger ne sont que le point de départ. Après, l’action. Ce que tu penses, ce que tu es, il faut l’oser. Ose le dire ! Ose l’agir ! Un « Ingénu » du XVIII e siècle peut suffire à la raillerie. Mais il est trop grêle pour le rude combat d’aujourd’hui. Il faut un héros. Sois-le !
J’ai donné ma définition du « héros », dans l’introduction à ma Vie de Beethoven , contemporaine des débuts de Jean-Christophe. Je refuse ce titre «  à ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls, ceux qui furent grands par le cœur  ». Élargissons ce mot ! « Le cœur » n’est pas seulement la région de la sensibilité ; j’entends par là le vaste royaume de la vie intérieure. Le héros qui en dispose et s’appuie sur ces forces élémentaires, est de taille à tenir tête à un monde d’ennemis.
Le modèle de Beethoven s’est naturellement offert à moi, dans la première idée que j’eus de mon héros. Car dans le monde moderne et dans les peuples d’Occident, Beethoven est un des artistes exceptionnels qui ont uni au génie créateur, maître d’un immense empire intérieur, le génie du cœur fraternel à tous les humains.
Mais qu’on se garde bien de voir en Jean-Christophe un portrait de Beethoven ! Christophe n’est pas Beethoven. Il est un Beethoven nouveau, un héros du type beethovenien, mais autonome et jeté dans un monde différent, dans le monde qui est le nôtre. Les analogi

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