63
pages
Français
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2021
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“On” les appelait toutes “Fatma”, pour eux c’est plus aisé à retenir. Leurs prénoms n’étaient pas faciles à prononcer. Elles étaient servantes ou femmes à tout faire des colons en Algérie.
Yakout en faisait partie. Elle a été précipitée dans cette situation.
Roland passait par là, Yakout n’a pas eu le temps ni le confort d’avoir des préjugés. On ne peut les avoir que lorsque l’on a une stabilité relative. Elle n’avait plus de boussole, elle a peur, son mental est dans la phase : survie. Elle n’est pas apte à avoir des préjugés ,elle juge.
Yakout a tranché, sauf pour cet homme, elle a transcendé ses origines, là ses sens ont décidé pour elle.
Leurs vies seront liées pour une destinée commune dans un climat de guerre et de désolation.
Couverture
Copyright
Cet ouvrage a été composé par les Éditions Publibook
Immeuble Le Cargo, 157 boulevard Mac Donald – 75019 Paris
Tél. : +33 (0)1 84 74 10 24
http://www.publibook.com
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction,
intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
ISBN numérique : 978-2-342-14742-1
© Publibook, 2022
Yakout
« Il y a dans un événement quelque chose que son récit ne résout pas.
Les événements posent une question infinie à laquelle raconter ne répond pas. »
Alexis Jenni (l’art français de la guerre)
Nous entendîmes le bruit fracassant du semblant de porte qui s’affaissait, cédant sous les coups de rangers (chaussures militaires à semelles cloutées) – elle était déjà brinquebalante et ne tenait que par des charnières en caoutchouc et un morceau de corde que l’on accrochait à un gros clou tordu et à moitié rouillé pour la fermer.
Arrivaient à nos oreilles les jappements étouffés et plaintifs de notre chien qui s’éloignait ; il avait sûrement dû recevoir un coup de crosse de fusil. Nous « les » attendions presque tous les jours. Quand ils ne se pointaient pas, nous en étions presque étonnés, j’irais jusqu’à dire même, déçus. C’étaient les bérets rouges ; nous les appelions aussi les « dragons ». D’autres disaient « la lijou » (les légionnaires).
Nous nous réveillâmes pétrifiés, mes frères et moi, par cette nuit d’hiver glacée et ténébreuse : « tu n’y distingues pas ton pote » disait-on dans le coin.
Ils s’engouffrèrent en groupe de quatre, deux en face de nous. Des deux autres nous n’en apercevions que les nuques, à ras des casques, torches éblouissantes, mitraillettes pointées, prêtes à faire feu ; leur mine inquiète démontrait qu’ils s’attendaient à une riposte : ils se déplaçaient en tournant sur eux-mêmes, ils arboraient des demi-cercles avec leurs armes pointées – d’autres surgirent tout de suite après – accompagnant l’officier dans la grande et unique pièce qui servait de chambre de vie. On y dormait, on y cuisinait aussi. Le feu de bois réchauffait tant bien que mal ce lieu. Elle est maintenant éclairée par une sorte de grande lampe, on pouvait voir une aiguille sur le sol de terre battue. Elle (la pièce) ne disposait que d’un minable quinquet, c’était une lampe à pétrole que l’on dénommait ainsi.
Deux autres soldats surgirent de derrière. Ils traînaient ma mère. Mon regard, à ce moment-là, ne visait que ces hommes. Je m’étais évadé (mentalement) pendant une poignée de secondes pour me mettre à la place de ces deux jeunes militaires : ils étaient sûrement très gonflés par leur supériorité ; ils n’avaient que faire des lamentations de ces gueux qui leur pourrissaient la vie.
Leur sentiment, à cet instant précis où ils emmenaient cette femme, était clairement une démonstration de force.
J’avais cru déceler dans les prunelles fuyantes de l’un d’eux, une sorte gêne, de malaise. « Cette prise de vue momentanée » avait été immédiatement gommée. Elle laissait place à la colère. Je rejetais très loin de moi ma profondeur humaine, romantique et compréhensive qui tentait de m’attirer vers une déraisonnable complaisance envers nos oppresseurs. Ils étaient « eux » et nous étions « nous. »
Nos yeux n’étaient que pour elle (notre mère), hagards. Nous cherchions à ce qu’elle nous donne des explications à ce qui nous arrivait, qu’elle nous donne une marche à suivre, des conseils : elle était notre seule boussole en ce moment de désarroi. Nous étions là, plombés à notre couchage, comme lestés par une charge. Ils lui demandaient en la secouant brutalement et dans un arabe approximatif où était son homme.
Sa terreur était telle qu’elle avait la face livide, le teint blafard d’une morte. Elle ne pouvait dire un mot – ou ne voulait pas parler –, ses yeux fuyaient, son regard nous évitait, on dirait qu’elle avait autre chose en tête. Elle ne souhaitait pas voir notre détresse, ou pour que nous ne voyons pas la sienne.
Elle était le seul appui qui nous restait. Notre père avait disparu depuis plusieurs jours, (j’avais su plus tard qu’il était recherché par les gendarmes).Je me sentais à ce moment vraiment seul, j’étais anéanti. Je ne savais pas ce qui se passait dans la tête de mes deux frères plus jeunes que moi. Ce dont j’étais certain, c’est qu’ils ne pleuraient pas. La terreur avait certainement bloqué le mécanisme des larmes et des pleurs. Leur béatitude, résultante de leur frayeur, me terrifiait.
Mon interrogation, à ce moment précis où nous étions seuls, désemparés et à leur merci était : pourquoi avaient-ils tant de puissance, ces soldats ? Pourquoi étaient-ils là ? J’avais imprimé dans notre inconscient que c’était leur droit d’être où cela leur chantait. Les miséreux, « chez-nous », ils pouvaient y accéder comme bon leur semblait. Ma colère était teintée d’une sorte d’admiration rancunière, comme si j’avais cette conviction que c’était normal qu’ils nous opprimaient ! Une affirmation, une résignation presque. Ils étaient eux et nous étions nous. Pour moi et mes frères, c’était automatiquement l’ordre des choses. Il y avait une force ; ils l’avaient, cela devait bien servir à quelque chose. Cependant, une autre interrogation me revenait en tête : n’y a-t-il pas un Dieu qui protégeait les faibles ?
Pourquoi Dieu les laissait-il nous faire cela, le Tout-Puissant qu’il était ? Quant à nous autres, à ce moment précis, nous n’avions plus de protecteur. Nous nous cherchions une accroche. À cet instant, apparemment, ni lui ni personne ne pouvait rien pour nous.
Nous étions à demi-nus, la longue chemise (âabaya) qui nous servait de pyjama nous remontait au cou. Nous étions alignés sous notre couverture commune de laine tissée par notre grand-mère : elle était pesante et bariolée, sa lourdeur nous réchauffait. Le militaire l’enleva brutalement avec le canon de sa mitraillette.
« C’est tous des garçons », affirma une voix.
La phrase prononcée cette nuit par le gradé (j’ai su après qu’il était leur chef parce qu’il avait des galons, qu’ils étaient tous regroupés autour de lui et qu’ils ne s’adressaient qu’à lui).
Il vérifiait des papiers que ses hommes avaient dû trouver pendant la fouille. Ils avaient mis toutes nos maigres affaires sens dessus dessous.
À chaque fois que j’y pensais, ses traits me revenaient – nets et cinglants – très clairement comme si c’était hier. Il était là, appuyé sur un genou, un blond à peine rasé, une petite moustache naissante d’où perlaient des gouttes de sueur malgré le froid. Il transpirait même du nez. Il était là : je pouvais le toucher si j’avais osé. Il ne daignait pas jeter un regard sur nous, absorbé par la lecture des documents froissés.
Que voulait-il dire, ou insinuer par cette phrase ? Je ne le saurai jamais.
Le lendemain, j’allais à l’école comme si de rien n’était. J’avais crevé le plafond du traumatisme, il ne me concernait plus ; soit je l’avais vaincu soit il était profondément enfoui en moi.
C’est banal, lassant, redondant, diront certains, ils savaient tout cela paraît-il. La banalité c’était beaucoup, et c’était surtout la vie.
J’étais constamment dans l’expectative, dans le questionnement de trouver des raisons ou des explications à notre attachement, viscéral et plein d’ambiguïtés, à la France.
Gamin, des sentiments contradictoires me traversaient. Ce pays que je connaissais parfaitement sans y avoir mis les pieds, me fascinait.
Son histoire, ou ses histoires, me subjuguaient (je savais que ce n’était pas mon histoire, pendant mon jeune âge, je n’avais pas d’histoire).
Ses rois qui avaient droit de vie ou de mort sur « leurs sujets » ou, comme ils les nommaient, leurs manants ou leurs serfs : la célébration de leur sacre, pompeuse et somptueuse (je ne connaissais pas à l’époque Haroun Rachid).
Ses chevaliers, sans peur et sans reproche, le rusé Duguesclin qui ridiculisait sans cesse par ses escarmouches les Anglais pendant la guerre de Cent Ans.
Les dix Bourgeois de Calais avec leurs fameuses clés de la ville, la corde au cou, alignés derrière Eustache de Saint-Pierre. Leur barbe était impeccablement taillée. Ils attendaient, penauds, la clémence du roi d’Angleterre (photo du livre d’histoire de CM1).
Je me posais beaucoup de questions sur les « Rois fainéants » : ils avaient les moyens de l’être, me disais-je, surtout les possibilités ; ils étaient monarques.
Les châteaux de la Loire, Chambord, Ambroise ou Chenonceau en étaient la splendeur. Le camp du Drap d’Or étincelait de tous feux. La Renaissance avec sa magnificence battait son plein.
Tous les Louis, les Rois, dont le seizième de la lignée – le dernier – avait perdu la tête, au sens propre du terme.
La Révolution de 1789 était le fer de lance et le symbole de liberté pour tous les gueux et les opprimés de la terre. J’ignorais à l’époque qu’elle avait été déclenchée par des bourgeois.
Elle s’exprimait (la Révolution) pour la première fois au nom « de la volonté du peuple » et la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Robespierre, Danton, Marat, l’atrocité de la terreur où les guillotineurs ont été à leur tour guillotinés : la machine de la mort tournait à plein régime.
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