Thucydide et les relations internationales , livre ebook
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Thucydide a eu raison d’affirmer que son Histoire de la guerre du Péloponnèse était « un capital impérissable ». Car de nombreux penseurs et acteurs politiques en
Occident ont été impressionnés à partir du XVIIe siècle par ses analyses d’une guerre totale et des mécanismes politiques qui y sont rattachés. Ce livre se propose d’aborder un des problèmes qui a particulièrement préoccupé l’historien grec : le conflit entre force et droit dans un monde bipolaire. Le point de vue de Thucydide y sera analysé à travers les textes qui traitent de l’impérialisme athénien et de trois épisodes qui en éclairent la portée : le soulèvement de Mytilène contre son alliée Athènes en 427 ; le sort malheureux de Platée, alliée d’Athènes, après la victoire de Thèbes, alliée de Sparte, en 427 ; la négociation déséquilibrée entre la puissante Athènes et la petite île de Mélos en 416.
Monique Mund-Dopchie est docteur en philologie classique et agrégée de l’enseignement supérieur. Aujourd’hui professeur émérite, elle a mené toute sa carrière à l’Université catholique de Louvain où elle a enseigné la littérature grecque et l’histoire de l’humanisme. Ses recherches portent sur la survie des auteurs grecs dans la culture occidentale, particulièrement à la Renaissance. Elle est membre de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique.
THUCYDIDE ET LES RELATIONS INTERNATIONALES
M M -D ONIQUE UND OPCHIE
Thucydide et les relations internationales
U ' NE ANALYSE TOUJOURS D ACTUALITÉ
Académie royale de Belgique rue Ducale, 1 - 1000 Bruxelles, Belgique www.academieroyale.be
Informations concernant la version numérique ISBN : 978-2-8031-0669-1 © 2019, Académie royale de Belgique
Collection L’Académie en poche Sous la responsabilité académique de Didier Viviers Volume 117
Diffusion Académie royale de Belgique www.academie-editions.be
Crédits Conception et réalisation : Laurent Hansen, Académie royale de Belgique Illustration de couverture : © Arthimedes, Shutterstock
Publié en collaboration avec
« Entre ce cartouche oriental du : ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent, — et le détail innombrable, toujours nouveau de l’histoire, l’esprit grec a compris qu’il y avait place pour un raccourci à la fois généralisateur et vivant, faiseur d’ordre et créateur d’humanité. Clio, comme la sybille de Cumes, s’est arrêtée en un point, en une juste mesure digne de ce Capitole qui garde l’écrit où la sagesse la fixa. L’histoire de Thucydide développe, rend présents, vivants et ordonnés, comme des frontons du Parthénon, les thèmes éternels de la vie, de la souffrance et de la mort tels qu’ils s’imposent à l’homme constructeur, destructeur et défenseur de cités. Ils nous arrêtent en un point solide, en un foyer indestructible de l’esprit. » Albert Thibaudet,La campagne avec Thucydide, Paris, La Nouvelle Revue Française, 1922, 1 p. 15-16
Introduction
Alors que la place de l’Antiquité gréco-latine ne cesse de s’amenuiser dans l’enseignement secondaire en Occident, les références aux auteurs et aux mythes antiques continuent à irriguer les 2 cultures européenne et américaine, conformément à une tradition multiséculaire . Les mythes et les grandes œuvres qui les véhiculent rencontrent toujours le même succès, attesté notamment par de nombreux ouvrages de vulgarisation destinés aux adultes ou aux enfants, par des films à grand spectacle et par des émissions radiophoniques ou télévisées. Qu’il s’agisse de l’histoire d’Œdipe, de l’Iliadeou de l’Odyssée, pour ne citer que des cas particulièrement célèbres, elles nous donnent à voir des archétypes universels, qui conservent la puissance et la fraîcheur des commencements : « surgis des profondeurs, explosant dans l’éternité, ils conservent à nos oreilles une incomparable familiarité », comme le dit admirablement Sylvain Tesson à propos de son 3 livre consacré à Homère . Dans un registre purement linguistique, ils fournissent également au langage courant des termes imagés pour exprimer des notions abstraites — tel le mythe de 4 Prométhée à travers les vocables « prométhéen », « prométhéisme » — ou pour illustrer un comportement ou une situation particulière, comme l’a fait en 2017 le président Emmanuel Macron en invitant le gouvernement français « à ne jamais céder aux Cassandre », face à des 5 sondages de popularité en baisse . De même, un grand nombre d’auteurs grecs et latins se voient demander des leçons de sagesse par des hommes qui désirent se forger un idéal de « vie bonne », fondé sur un usage éclectique de sources variées. Comme on pouvait s’y attendre, les philosophes antiques constituent des autorités privilégiées, que des auteurs bien connus des médias et du grand public, tels Michel Onfray et Luc Ferry, pour me cantonner à la sphère francophone, contribuent à largement diffuser. Cette sagesse des Anciens est également convoquée pour aider à comprendre des enjeux politiques et sociétaux à travers parfois des textes moins souvent lus. On voit ainsi le polytechnicien et fonctionnaire Aurélien Marq utiliser à deux reprises dans le journalLe Causeur la tragédie d’Eschyle,Les Euménides, pour promouvoir la laïcité dans l’État et définir les 6 conditions d’accueil d’une religion étrangère . Thucydide, qui est l’objet de ce livre, ne pouvait manquer de jouer un rôle dans cette recherche de sagesse, elle aussi appliquée à l’analyse politique ; car il a voulu sciemment, à la manière des philosophes, dégager d’un événement particulier un processus universel, valable pour les penseurs de tous les lieux et de tous les temps : « Il se peut que le public trouve peu de charme à ce récit dépourvu de romanesque. Je m’estimerai pourtant satisfait s’il est jugé utile par ceux qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou similaires que la nature humaine nous réserve dans l’avenir. Plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour l’auditoire d’un 7 moment, c’est un capital impérissable qu’on trouvera ici. » (Thuc., I, 22, 4) Il l’a fait à travers un récit, à savoir l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, appelée ainsi parce qu’elle opposa pendant vingt-sept ans Athènes et ses alliés à une coalition de cités péloponnésiennes, dont Sparte prit la tête. Les problématiques sur lesquelles Thucydide a réfléchi étant nombreuses, je limiterai le propos de ce livre à la question des relations internationales, dont notre historien a traité à plusieurs reprises de manière tellement convaincante que ses jugements ont été régulièrement évoqués à 8 propos des deux guerres mondiales et à propos des conflits réels et virtuels d’aujourd’hui . Aussi mènerai-je mon enquête sur la vision thucydidéenne en me centrant sur des points qui font débat dans le déroulement de l’action : pour chacun d’eux, j’analyserai d’abord les textes qui abordent des questions de politique internationale, puis, l’influence que ceux-ci ont exercée sur quelques penseurs, journalistes et politologues occidentaux, y compris les plus récents. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient d’évoquer la biographie de Thucydide, le contexte dans lequel il a rédigé son ouvrage et la méthode qu’il a utilisée, bref, de cerner à la fois sa parenté et son altérité
par rapport aux historiens d’aujourd’hui.
CHAPITRE1 Thucydide dans son contexte
1. BIOGRAPHIE
NÉENTRE 465ET 460AV. J.-C., THUCYDIDEAPPARTIENTÀLAGÉNÉRATIONQUISUCCÈDEÀCELLEDE S P . I ’ ’ OPHOCLE ET DE ÉRICLÈS L EST ISSU D UNE FAMILLE DE L ARISTOCRATIE ATHÉNIENNE ET IL HÉRITE DE SON . I A PÈRE UNE ASSEZ JOLIE FORTUNE L PASSE SA JEUNESSE DANS UNE THÈNES PROSPÈRE ET PROMOTRICE DE LA ’ . I CULTURE ET DES ARTS ET Y BÉNÉFICIE DE L ENSEIGNEMENT DES SOPHISTES L LEUR DOIT ASSURÉMENT SON ART 9 . C DE CONSTRUIRE DES DISCOURS ANTITHÉTIQUES ET LA RIGUEUR DE SON RAISONNEMENT OMME BEAUCOUP DE ESNOBLES,ILESTATTIRÉPARLAPOLITIQUEETS’ENGAGEDANSLESILLAGEDEPÉRICLÈS. N JEUN OUS IGNORONS QUELLESFURENTSESFONCTIONSDURANTLESPREMIÈRESANNÉESDELAGUERREDUPÉLOPON. SCARRIÈR NÈSE A E DUTENTOUTCASSOUFFRIRDELADISPARITIONPRÉMATURÉEDEPÉRICLÈS,VICTIMEDELAPESTEDE429, SOIT . N 424 DEUX ANS APRÈS LE DÉBUT DU CONFLIT OUS LE RETROUVONS ÉLU STRATÈGE EN ET CHARGÉ DE DÉFENDRE LA T . C ’A , HRACE DANS LAQUELLE IL A DES INTÉRÊTS OMME IL NE RÉUSSIT PAS À EMPÊCHER LA PERTE D MPHIPOLIS ’ ; 404 ’A . I IL EST CONDAMNÉ À L EXIL LA SENTENCE SERA LEVÉE EN APRÈS LA CHUTE D THÈNES L MEURT ENTRE 399 et 396, laissant inachevée une œuvre qu’il avait entamée dès le début de la guerre.
2. C ’H P OMPOSITION DE LÉLOPONNÈSEISTOIRE DE LA GUERRE DU
Thucydide nous dit en effet que, conscient de l’importance du conflit qui éclate : « L’ . I AUTEUR A ENTREPRIS CE TRAVAIL DÈS LE DÉBUT DES HOSTILITÉS L AVAIT PRÉVU QUE CE SERAIT UNE ’ .» GRANDE GUERRE ET QU ELLE AURAIT PLUS DE RETENTISSEMENT QUE TOUS LES CONFLITS ANTÉRIEURS (Thuc., I, 1, 1) L , , E TEXTE CONSERVÉ QUI COMPORTE HUIT LIVRES CESSANT DE COUVRIR LES ÉVÉNEMENTS APRÈS SEPTEMBRE 411, : ’ ON CONSTATE SANS SURPRISE QUE SA COMPOSITION FAIT PROBLÈME À CERTAINS ENDROITS IL S AGIT DE , ’ ’ ’ , PASSAGES PEU SOIGNÉS D ADDITIONS MAL INTÉGRÉES ET DE L EXISTENCE D UNE SECONDE INTRODUCTION V (25-26), . E , FIGURANT DANS LE LIVRE CE QUI SUGGÈRE UNE RÉDACTION EN PLUSIEURS ÉTAPES N OUTRE T ’ , COMME HUCYDIDE A CONNU L ISSUE DE LA GUERRE ON EST AMENÉ À PENSER QUE CETTE CONNAISSANCE A , . À MODIFIÉ SA PERCEPTION DU DÉBUT QUI DEVAIT ÊTRE PROCHE DE CELLE DE SES CONTEMPORAINS LEURS , ’ P , : D A , YEUX EN EFFET IL N Y EUT PAS UNE GUERRE DU ÉLOPONNÈSE MAIS DEUX LA GUERRE DE IX NS À LAQUELLELA PAIXDE NICIASMITFIN (431-421),ETLAGUERREDE DÉCÉLIE (414-404),DANSLAQUELLE 10 ’ S (413) . D L EXPÉDITION DE ICILE CONSTITUE UN ENSEMBLE À ELLE SEULE ÈS LORS LES HYPOTHÈSES SUR LE T ’ ’ MODUS OPERANDIDE HUCYDIDE UNE SOLUTION S SE SONT MULTIPLIÉES SANS QU IMPOSE DE FAÇON . A , ’ D A DÉFINITIVE INSI CERTAINS COMMENTATEURS PENSENT QUE L HISTOIRE DE LA GUERRE DE IX NS AURAIT ÉTÉ , , P N . P , RÉDIGÉE VOIRE PUBLIÉE DURANT LES ANNÉES QUI SUIVIRENT LA AIX DE ICIAS LUS TARD AU COURS DE LA D , T ’ GUERRE DE ÉCÉLIE HUCYDIDE SE SERAIT RENDU COMPTE DE L UNITÉ PROFONDE DE CETTE SUITE ’ D ÉVÉNEMENTS ET AURAIT PAR CONSÉQUENT ENTREPRIS DE MODIFIER SES EXPOSÉS PRÉCÉDENTS TOUT EN POURSUIVANTLARÉDACTIONDELAPARTIECONSACRÉEÀLAGUERREDE DÉCÉLIE. DELÀDESAJOUTSQUI , , MODIFIENT LA PORTÉE DES PREMIÈRES PAGES DE LÀ AUSSI LA MALADRESSE DE CERTAINS RACCORDS QUE 11 l’historien n’a pas eu l’occasion d’améliorer, puisqu’il est mort à la tâche . Q ’ : U ON SE RASSURE TOUTEFOIS LES PASSAGES CONSACRÉS AUX RELATIONS INTERNATIONALES PEUVENT , ÉVENTUELLEMENT RELEVER DE DIFFÉRENTES MOUTURES DU TEXTE ILS NE REFLÈTENT PAS MOINS LA RÉFLEXION DE ’ ; - , , ’ - , L HISTORIEN TOUT AU PLUS FAUT IL TENIR COMPTE LE CAS ÉCHÉANT D UNE ÉVOLUTION DE CELLE CI POUR ’ ; EXPLIQUER D ÉVENTUELS DÉSACCORDS DANS LA PERCEPTION DES ENJEUX CECI SERA FAIT AU CAS PAR CAS dans le cadre de cette étude.
3. M ’ ÉTHODE DE L HISTORIEN
L T ’ ; A RÉPUTATION DE HUCYDIDE QUI A FRANCHI LES SIÈCLES TIENT AU SOIN AVEC LEQUEL IL S INFORMAIT CAR ’ C EST LA QUALITÉ DE LA MÉTHODE QUI LE DISTINGUE DE SES PRÉDÉCESSEURS ET DE LA PLUPART DES HISTORIENS . A , ’ H , ANTIQUES INSI IL EXISTE D EMBLÉE UN SAUT QUALITATIF IMPORTANT ENTRE ÉRODOTE QUI RECUEILLE TOUTES , LES INFORMATIONS POSSIBLES EN LES SOUMETTANT UNIQUEMENT AU CRIBLE DE LA VRAISEMBLANCE ET Thucydide, qui essaie d’établir les faits en établissant le sérieux des témoins et en recoupant leurs témoignages : « Q , ’ UANT AUX ACTIONS ACCOMPLIES AU COURS DE CETTE GUERRE J AI ÉVITÉ DE PRENDRE MES informations du...
