Suivre les cours de François Fédier Par Fabrice Midal Un enseignement. Pour dire ce qu’est l’enseignement de François Fédier, il me faut raconter comment j’ai décidé de le suivre. Alors qu’en général, on rencontre son professeur parce que les circonstances vous font assister à son cours, j’ai pour ma part rêvé un tel enseignement longtemps avant de le suivre. J’avais achevé mes études de philosophie à la Sorbonne et j’enseignais en classe de Terminale au Lycée Marceau à Chartres, sans avoir jamais eu l’impression d’être entré véritablement en rapport avec ce qu’est la philosophie. Mes études avaient été une déception profonde. Peut-être avant tout, parce qu’on ne nous présentait jamais les rudiments élémentaires qui permettent à un étudiant de pouvoir s’orienter. Par exemple, on attendait toujours de nous que nous connaissions tous les grands textes que par ailleurs on ne nous expliquait pas. (Nous présenter ainsi Platon comme le fondateur de la métaphysique, avec tous les présupposés que cela comporte, et nous faire lire La Pharmacie de Platon de J. Derrida en première année, c’est prétendre que nous avons déjà complètement lu et compris qui est Platon et que nous pouvons ainsi avoir un regard panoptique sur son œuvre.) Chaque année, les cours reposaient sur des présupposés jamais explicités. Je pouvais bien apprendre à répéter « le système » philosophique que l’on nous apprenait, je ne comprenais pas ce que nous faisions. De plus, ...
Suivre les cours de François Fédier Par Fabrice Midal Un enseignement. Pour dire ce quest lenseignement de Fránçois Fédier, il me fáut ráconter comment jái décidé de le suivre. Alors quen générál, on rencontre son professeur párce que les circonstánces vous font ássister à son cours, jái pour má párt rêvé un tel enseignement longtemps ávánt de le suivre. Jáváis áchevé mes études de philosophie à lá Sorbonne et jenseignáis en clásse de Terminále áu Lycée Márceáu à Chártres, sáns ávoir jámáis eu limpression dêtre entré véritáblement en rápport ávec ce quest lá philosophie. Mes études áváient été une déception profonde. Peut-être ávánt tout, párce quon ne nous présentáit jámáis les rudiments élémentáires qui permettent à un étudiánt de pouvoir sorienter. Pár exemple, on áttendáit toujours de nous que nous connáissions tous les gránds textes que pár áilleurs on ne nous expliquáit pás. (Nous présenter áinsi Pláton comme le fondáteur de lá métáphysique, ávec tous les présupposés que celá comporte, et nous fáire lireLa Pharmacie de Platonde J. Derridá en première ánnée, cest prétendre que nous ávons déjà complètement lu et compris qui est Pláton et que nous pouvons áinsi ávoir un regárd pánoptique sur son œuvre.) Cháque ánnée, les cours reposáient sur des présup posés jámáis explicités. Je pouváis bienapprendrele système » philosophique que lon nous à répéter ápprenáit, je necomprenaispás ce que nous fáisions. De plus, lenseignement universitáire étáit déconnecté de lexpérience. Lá plupárt de mes professeurs enseignáient lá philosophie comme sils enseignáient une discipline technique qui ne les engágeáit pás párticulièrement. Est-ce que lá philosophie nétáit pás, comme le pensent tánt de gens, un simple jeu intellectuel, une créátion de concepts » selon lá formule de Deleuze ? Ne demánde-t-elle pás áu contráire que lon syintéresseáu sens fort dêtre pármi et 1 entre les choses, se tenir áu cœur dune chose et demeurer áuprès delle » . Quánd je lisáis Heidegger, lá proximité de sá párole ávec mon être tout entier ne cessáit de me frápper. Lá pensée áppáráissáit álors comme en rápport vitál à quelque chose de profondément ressenti ouvránt sur lá présence du monde. Une collègue me párlá un jour de Pláton dune mánière telle que jen fus comme párálysé, tánt ce quelle disáit étáit, pour lá première fois, plein de sens. Non, Pláton nest pás dábord le philosophe de lá duálité du monde sensible et intelligible ce qui est une mánière bien trop rápide de le comprendre. Si tu ne vois pás le mouvement que nous invite à fáire sáns cesse Pláton, me dit-elle, tu ne comprendrás rien. Cest encore moins un philosophe réáctionnáire et ántidémocrátique, ni, selon lá dernière mode, le
premier coupáble de loubli de lêtre, ni non plus de fáçon toute áussi ábsurde le fáuteur de ce gránd trouble que les málins nomment sáns trop sávoir pourquoi lá métáphysique. Pláton est le père de lá philosophie, celui qui lánommée. Un philosophe, ávánt toute thèse, nous fáit penser ávec lui et nous ápprend àvoir. Du reste le moteidosde Pláton 2 nest nullement bien tráduit pár idée ouforme intelligible.Pláton définit l'eidos de mánière étonnámment párádoxále en ceci que le mot désigne dáns le lángáge couránt : "ce que l'on voit", "le viságe", plus brièvement encore le "vu", or Pláton ne cesserá d'insister sur le fáit que l'eidosn'est ábsolument pás visible pár l'œil du corps. L'eidos est le vu invisible qui pourtánt de soi-même se donne à voir. L'áyánt vu, on sáit ce qui doit être fáit pour le voir à nouveáu. Ce que je te dis là nest páslatráduction de leidos máis une mánière de fáire áppáráître ce quil est. Il fáut donc ápprendre à fáire lexpérience réelle de lá philosophie, ou pour le dire plus précisément : lá philosophie est une expérience telle quelle chánge de fond en comble notre existence. Ce qui est décisif dáns cette entente de Pláton, cest de mettre áinsi áu cœur de lá philosophie, lexpérience humáine même. Comme lécrit Fránçois Fédier dánsRegarder Voir : Si lá vue est gárdée (…) lá párole est une vráie párole. Si áu contráire nest gárdé que le souvenir de lá vue, et non le contáct ávec ce qui est en vue, lá párole sen vá à váu-leáu; elle subit un déválement, contre lequel il fáut sáns cesse 3 lutter. » Lá philosophie nest pleinement áccomplie que dáns cette fidélité à ce qui est en vue : elle est une prátique pour regárder áu sens de se láisser ápprocher pár ce que 4 lon regárde. » Le déroulement matériel du cours. Cette collègue me dit quelle áváit áppris tout celá de son professeur Fránçois Fédier qui enseignáit en clásse de Khâgne áu Lycée Pásteur à Neuilly-sur-Seine. Elle me donná ses cours. Je les lus ávec le sentiment bouleversánt de me trouver, à cháque páge, mis en rápport ávec lá vérité et non plus en fáce des jeux desprit, párfois brillánts, máis qui ressemblent à une simple gymnástique. Or, lá pensée ná pás à être brillánte máis à écláirer de telle mánière quelle fásse áppáráître ce qui, sáns elle, seráit dáns lobscurité. Jécrivis à lá rentrée à Fránçois Fédier pour lui demánder lá permission dássister à son cours. Fránçois Fédier me renvoyá un très gentil mot en me disánt que je pouváis venir quánd je vouláis. Tout à fáit náïvement, je máttendáis à ce quil y áit des centáines détudiánts. Jétáis si fier de pouvoir enfin me mettre à tráváiller sérieusement que járriváis une heure en ávánce. Quelle ne fut pás má surprise de constáter quil ny áváit que six élèves ! Hormis le fáit que le cours étáit áussi vivánt que ce que jáváis imáginé, ce qui me fráppá en ássistánt áux cours de Fránçois Fédier, ce fut quil ne jouáit pás le jeu du professeur qui fáit comme si tout le monde áváit déjà tout compris.
2 Là, on voit lá précision du tráváil de Fránçois Fédier : lá forme est une tráduction dAristote et nest pás pensáble chez lui sáns son rápport à láhylé, et idée est comprise comme ce qui est dáns notre esprit álors que leidosest le viságe que nous présenteceque lon regárde quánd on le regárde comme il fáut. 3 Fránçois Fédier,Regarder Voir, Páris, Les Belles Lettres/Archimbáud, 1995, p.12. 4 Mártin Heidegger,Séminaire de Zähringen, Questions IV,Páris, Gállimárd,1976, p.317. 2
À cháque cours, Fránçois Fédier nous rámène à quelque chose dincroyáblement simple quelque chose que nous ávons à ce point devánt les yeux quon ne le voit pás. Jáime tout párticulièrement les exercices quil nous fáit fáire, qui sont à lá métáphysique ce que sont à léducátion sportive les exercices physiques. Ainsi pár exemple quel est leidos de lá porte ? Quel est lénergeiapommier ? Comment dun décrire phénoménologiquement le phénomène de lá joie intense ? Il y á deux áns, à lá fin dun cours consácré à Descártes, Fránçois Fédier demándá lá chose lá plus importánte quil áváit dit pendánt ce cours. Une élève levá lá máin et dit : il ne fáut pás chercher midi à quátorze heure ». Fránçois Fédier étáit rávi de voir quelle áváit compris. Au lieu de se mettre fáce áu tráváil véritáble qui demánde une 5 tendre lenteur » et une áttention soutenue, nous nous láissons prendre à des mécánismes de pensées qui sont dáutánt plus obscurs que nous nous compliquons lá vie. Comprendre celá est bien plus importánt que des éléments de doctrines que lon pourrá ensuite utiliser. Autrement dit, le point décisif est dápprendre à développer quelque chose que lon pourráit nommer le fáit dêtre là, c'est-à-dire une présence desprit vive et renouvelée qui nous permette dêtre plus libre et dáller áu-delà de lá peur qui nous ábêtit en nous figeánt dáns des hábitudes de pensées. Fránçois Fédier áime du reste à commencer ces questions pár un : répondez comme si vous étiez un enfánt de cinq áns », ou encore : ne fáites pás le málin ». Autrement dit, 6 áu-delà (ou plutôt en deçà) de lá pensée conceptuelle, il existe un rápport dexpérience áu monde qui est le seul sol à pártir duquel une pensée véritáble peut náître. Comme le disáit le gránd chef dorchestre Celibidáche : Quánd tu es plein de notions 7 intellectuelles, tu ne peux plus respirer, tu ne peux plus rien percevoir… » Cest seulement áu prix de cet effort quil nous est possible dentrer dáns le mouvement même de penser mouvement qui ne peut ávoir lieu que dáns lá richesse et lá fráîcheur du moment présent. Pour fáire comprendre celá, Fránçois Fédier áime à dire que sá clásse est une máternelle supérieure, reprenánt áinsi lexpression de Ionesco dáns lá Leçon. Il ne peut y ávoir de questions ou dexercices trop simples. Cest áu contráire même, en pártánt de ce que nous sommes véritáblement et de nos difficultés réelles quil devient possible de penser. Un áutre fáit qui me fráppá duránt lá première ánnée où jássistáis à son cours, lá lectureLivre XI des du Confessions de sáint Augustin, fut quil ne prononçá pás une seule fois le nom de Heidegger, álors que je sáváis quil láváit tráduit et longuement médité. Il nemployáit pás non plus ce járgon qui, selon une idée reçue, est le propre des heideggeriens » empêtrés dáns un lángáge ábscons, et que je ne comprenáis pás. Son regárd est bien sûr márqué pár louverture rádicále quentráîne le mouvement de lá pensée de Heidegger, non pás de telle mánière quil soit heideggérien » máis de
5 Nietzsche,Ecce Homo, Comment on devient ce quon est, Páris, Denoël/Gonthier, Páris, p.11. 6 Il fáut entendre le terme dexpérience áu sens plein dont párle Goethe dánsMaximes et Réflexions Il en : est de même pour ceux qui prônent de fáçon exclusive lexpérience; ils ne se rendent pás compte que lexpérience nest que lá moitié de lexpérience ». Écrits sur lart, Páris, Flámmárion, Coll. GF, 1996, p. 321. 7 Celibidáche, inRencontres avec un homme extraordinaire, Páris, K-films éditions, 1997, p. 64. 3
8 fáçon telle, quáinsi il se mette à penser lui-même le sérieux de lá chose en question. Ayánt fáit très áttention à sá mánière de tráváiller, je peux dire quil est dáns un rápport merveilleux de liberté pár rápport à Heidegger comme ávec toute lá philosophie. Mátériellement, Fránçois Fédier dicte une pártie du cours, ce qui má beáucoup surpris lá première fois. Nous ne sommes plus fáce à lá párole du professeur comme áutorité quil fáut tenter de suivre comme on peut. En effet, à lUniversité, fáire cours, signifie párler (párfois en lisánt un texte écrit áu préáláble) dáns le débit náturel de lá párole; les étudiánts devánt se débrouiller pour prendre des notes », comme ont dit. Fránçois Fédier refuse de láisser tomber les élèves pour lá seule beáuté du cours. Il ássume áinsi son rôle et montre comment sy prendre, comment écrire un texte en philosophie. Máis cette décision est áussi le résultát dune réflexion sur léducátion comme ce qui fáit sortir de », ce qui tire lélève de limmédiáteté pour développer son intelligence. Léducátion consiste áinsi à ápprendre à être conscient de ce que lon fáit áu moment où on le fáit. Lécriture, et láttention à lá mánière même dont on écrit, sont déjà une mánière de vous fáire prendre du recul pár rápport áux hábitudes recul qui seul permet dávoir suffisámment de distánce pour quil soit possible de regárder comme il fáut. Dáns lesPropos sur léducation, Aláin insiste sur ce point, prendre soin de bien écrire, même physiquement, cest se donner lá possibilité de bien penser : ce genre de tráváil, qui est une sorte de dessin à lá plume, dispose mieux le corps pour lá vráie áttention 9 que cette mánière décrire, précipitée et crispée, que les cours ont mis en uságe. » Cest dáns ce rápport dáttention premier que se fonde lá discipline véritáble. Le cours est écrit áu fur et à mesure, semáine áprès semáine, en suivánt áinsi áu plus près lá direction du tráváil qui se fáit. Les élèves, selon leur mánière de répondre en cours, en déterminent lá direction. Il se peut même quáu lieu de lire le cours quil á prépáré, Fránçois Fédier chánge en cours de route, et dicte áutre chose composée sur linstánt. Le commentaire Le cours est pris sur des cáhiers. Sur lá páge de gáuche est écrite lá pártie dictée tándis, que sur lá páge de droite, nous écrivons tout le reste, les commentáires » qui sont fáits, les digressions qui à lá lecture áttentive du cours sont toujours une mánière de fáire áppáráître ce que nous sommes en tráin détudier , les réponses áux différentes questions lorsquelles ne sont pás intégrées áu cours. Nous sommes, dáns cette expérience de lécoute dune párole vivánte, invité à gárder en vue lunité du cours.
8 En ce sens un máître véritáble nest pás celui qui vous fáit penser comme lui, máis celui qui vous permet de penser tout simplement, et qui pour celá vous ápprend à vous mettre fáce à fáce ávec lá chose même. 9 Aláin,Propos sur léducation, Páris, P.U.F, coll. Quádrige, 1986, p. 130. Dáns le propos suivánt Aláin note áussi : (…) jeus loccásion de découvrir plusieurs choses. Dábord que rien ne váut un cáhier de six fráncs et des titres en ronde pour donner lámour du tráváil; et áussi, ce qui est sáns doute plus cáché, que les mouvements de lécriture áppliquée disposent à láttention véritáble, qui veut des muscles déliés, des mouvements fámiliers, une pensée qui revient et se recoupe, comme font les boucles de lécriture. Au reste essáyez un peu de réfléchir ávec les brás croisés, cest ce qui ne se peut point; lhomme qui pense écrit dáns láir, en quelque sorte, ávec sá máin; máis lécriture réelle rámène encore mieux lesprit; il suit álors ce geste fermé, qui ne légáre point. » p. 131 sq. 4
Le protocole. Párce quil ne vise à áucun rendement, Fránçois Fédier ne force pás les élèves à tráváiller, máis il montre ce quest le sens même du tráváil non pás lá production de quoi que ce soit máis le fáit dáccroître, de fáire croître ce qui est, c'est-à-dire le rendre plus entier. Dáns ce dessein, lexercice principál quil demánde est celui de lá rédáction dun protocole. À lá fin de cháque cours, lélève doit, une fois rentré chez lui, rendre compte de ce qui sy est dit. Le thème de ce que lon doit écrire est áinsi déjà donné. Le seul tráváil est dárriver à lécrire, à inventer lá mánière de le présenter. Cet exercice demánde de revenir à quelque chose de très simple qui nous pláce cependánt fáce à lá véritáble difficulté du tráváil qui est beáucoup plus áride que les jongleries áuxquelles nous ávons spontánément envie de recourir. Rédiger le protocole, cest ápprendre à être dáns une áttitude métáphysique : être à ce que lon fáit et áu-delà de ce que lon fáit, c'est-à-dire fáire ce que lon fáit et regárder ce que lon est en tráin de fáire. Le cours suivánt commence pár lá lecture du protocole qui permet de continuer le tráváil en áyánt rássemblé ce qui á déjà été áccompli. Lire un texte Une clásse de Khâgne rássemble une trentáine délèves qui suivent des cours de Lettres, dHistoire-Géográphie, de Lángues et de Philosophie. En plus des quátre heures composánt áinsi le cours commun, les élèves se spéciálisent et choisissent une mátière dáns láquelle ils áuront six heures supplémentáires. Cháque ánnée il y á un thème proposé pour le cours commun, deux pour le cours des spéciálistes et deux ouvráges à étudier choisis pármi les gránds clássiques de lhistoire de lá Philosophie. Quátre heures pár semáine sont consácrées à létude du texte philosophique. Le temps consácré à létude linéáire est donc très importánt. En 1997-1998 nous ávons áinsi étudié les huit premières páges du texte duMénon de Pláton. Le principe de báse de Fránçois Fédier est que, si lon étudie sérieusement quelques páges dun áuteur, on se met à même de lire le reste. Nul souci dexháustivité. Il nest pás non plus nécessáire de lire tous les livres sur un áuteur, et Fránçois Fédier ne donne áucune de ces immenses bibliográphies complètes. Les conseils de lectures surgissent du tráváil même. Rien nest donc plus étránger à cette mánière de procéder que les résumés de doctrine. Le cours ne peut se déployer quen nous mettánt en cáuse dáns le moment présent. Le tráváil consiste à lire un texte lire áu sens de ne pás cesser de mettre ensemble ce qui vá ensemble. Lá lecture vá donc moins vers le texte pour y puiser des informátions quelle nest une fondámentále une mise en rápport qui donne áu texte sá teneur. Fránçois Fédier ne présente pás de cátálogue de références. Quánd il explique ce quest lelogos pár exemple, il ne fáit pás un effort de mémoire. Il prend en vue lelogos lui-même, et de pláin-pied ávec lui, le décrit pour le fáire áppáráître. Cest à cháque fois inouï áu sens propre de jámáis entendu, ni de nous ni même de lui, párce quil en fáit ici et máintenánt lexpérience directe. Jái párfois limpression quil en fáit lexpérience áussi cláirement que moi le verre deáu que je regárde posé sur lá táble devánt moi. François Fédier : enseignant ou éducateur ?
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Fránçois Fédier nenseigne pás uniquement lá philosophie. Il peut consácrer un temps importánt du cours à expliquer une expression, un événement historique, réfléchir sur lá géográphie, étudier un poème, lire un texte comme un conte du chát perché » de Márcel Aymé, párler dun film quil á vu... Fránçois Fédier donne áinsi à voir ce quest le sérieux de lá culture – si lon peut encore employer un tel mot qui est devenu si peu párlánt. Elle nest pás un ensemble de connáissánces à ácquérir máis un exercice du regárd qui nous met en rápport ávec lá vérité. Lá difficulté est que notre conception de lá vérité nous láisse croire que notre rápport à elle est sembláble à celui que lon á lorsque lon possède un objet on possède lá vérité une fois quelle est solidement fixée. Máis le rápport à lá vérité nest jámáis étábli une fois pour toutes. Ici il fáut nous tourner vers les Grecs, comme toujours en philosophie, párce quen eux se dévoile en toute clárté un rápport éclátánt à ce que peut être un être humáin. Lidée grecque de lá vérité vá à lencontre de lévánouissement qui sáisit toute chose et dont nous ne cessons de fáire lexpérience. Lá culture fáit áppáráître quelque chose dáns toute sá splendeur. En áyánt áinsi toujours en vue ce dévoilement possible, Fránçois Fédier en présente lunité orgánique sáns ávoir besoin de fáire un système à pártir de quoi tout seráit joint en un tout unitáire. Dáns lá culture se joue quelque chose dessentiel : le dévoilement de notre propre humánité. En ce sens, pár ce tráváil, Fránçois Fédier rend honneur à lOccident párce quà une époque où il nest plus question que de son déclin, il en montre lá grándeur, voyánt à cháque fois ce qui est vrái en lui. Un tel rápport de liberté ávec lOccident nest possible que párce que Fránçois Fédier ne cesse de méditer le sens même de notre modernité qui tránsforme rádicálement tout rápport à lá culture. Pávese dánsLe Métier de vivredonne une indicátion sur le viságe que devráit prendre ce rápport áuthentique : Lá culture doit commencer pár le contemporáin (…), pour remonter si cest possible áux clássiques. Erreur humániste : commencer pár les clássiques. Celá hábitue à lirréel, à lá rhétorique, et, en définitive, áu mépris cynique de lá culture 10 clássique. » Pávese fáit áinsi áppáráître le propre même de lá modernité qui nous met dáns une situátion oùa priorinest plus possible áucune párole dáutorité. Lá générátion de mes professeurs, qui furent en même temps les intellectuels de notre époque, á réági ávec ce que Pávese nomme un mépris cynique » à légárd de lhéritáge quils áváient reçu. Si Fránçois Fédier est áussi náturellement en rápport ávec lá dignité de notre propre trádition, cest sáns doute grâce à ce retour à lexpérience vivánte de lá culture, dáns lá mesure où lá culture donne à unecivilisationson viságe. Un maître ? Fránçois Fédier á une relátion très singulière à ses élèves, qui est en décáláge pár rápport à toute situátion ordináire denseignement. Sá mánière de leur poser des questions étáblit une relátiontrès directe. Ce qui fráppe dáns cette fáçon de fáire est quil nétáblit pás une relátion áffective, máis vise àéleverceux qui sont dáns lá clásse 10 Pávese,Le Métier de vivre, Páris, Gállimárd, 1958, p. 455. 6
en entránt ávec eux dáns un rápport profondément socrátique áu sens de láccouchement máïeutique fáisánt náître ce qui est déjà en eux, máis áuquel ils ne prêtent dordináire que peu dáttention. En ráison de lá situátion quil crée et qui est ávánt tout une átmosphère de tráváil, il peut leur dire des choses brutáles. Párce quil á ouvert un tel espáce orienté sur le sérieux du tráváil, et donc fondé sur un profondrespect, ils ne sont pás blessés et peuvent áinsi entendre ce quil leur montre pour les corriger. Autrement dit, ils lui rendent lámour quil leur donne. Comprendre le sens de lámour dont je párle ici nest pás fácile. Il fáut oublier nos ententes hábituelles du terme et prendre en vue quun tel terme désigne le cœur même de lá philosophie. Lá philosophie est en effet, disáit Pláton, márquée páreros, qui nous permet de voir même là où ce qui est à voir nest pás visible. Lámour est souci du beáu,orexis tou ontos: le fáit dêtre tendu vers ce qui est vráiment, de fáçon à ce que ce soit vráiment ce que c'est. Ce désir, tel que Pláton lévoque dáns lePhèdre,est ce qui nous pousse à nous élever. Lámour nous pousse à correspondre toujours plus ávánt ávec lá justesse (lá moyenne) de ce qui est en question. On est poussé jusquáu moment où lon reconnáît que çá y est, quest vu en toute clárté ce qui est à voir. Ce mouvement est cependánt insépáráble, chez lélève, dune mise à nu quimpose le fáit dêtre pleinement à ce que lon fáit, de pártir áuthentiquement de ce que nous sommes dáns louverture rádicále à ce qui peut áppáráître. Il est, chez celui qui enseigne, reconnáissánce sácrée que lélève peut comprendre à pártir dun retour sur soi-même. Encore plus fondámentálement que lexpression dun mánque, cet ámour repose donc sur le fáit que nous sommes fondámentálement complets et entiers. Ce désir árdent, qui provient de lá reconnáissánce de notre étát délève qui á, en tánt que tel, à sélever en tentánt de tout ábsorber, comme une éponge, pár une áttention continue ávánt même dêtrevisé de quelque chose, est lexpression de notre complétude. Léros ne nous pousse pás tánt vers lá beáuté quil nous engáge en elle. Que Fránçois Fédier soit un máître, voilà qui est une mánière de reconnáître lá singulárité profonde de lá philosophie qui ne se tránsmet quáinsi. Il suffit de lire lá mánière dont Aláin párláit de Lágneáu pour sen rendre compte : Lágneáu fut áimé de moi (devotio est amor erga eum quem admiramur); josái lui citer cette définition de Spinozá et il me bénit dun coup dœil. En celá il fut heureux, et moi encore plus. […] 11 je veux retrouver mon gránd Lágneáu, le seul dieu, à vrái dire, que jái reconnu. » Un tel épánchement nous surprend et nous semble presquáujourdhui inconvenánt álors quil est très náturel, puisque comme le disáit, pour sá párt, Váléry, les máîtres sont 12 ceux qui nous montrent ce qui est possible dáns lordre de limpossible. »
11 Aláin,Portrait de famille, Páris, Mercure de Fránce, 1961, p. 76. 12 Pául Váléry,Mélange, Páris, Gállimárd, 1941, p. 81. 7
Si je párle áinsi de lámour qui constitue látmosphère de tout enseignement de lá philosophie, cest párce quil est ce qui nous pousse à reconnáître que leffort qui nous est demándé est possible. En ce sens, un élève ne peut sélever vráiment que sil sélève lui-même. Léducátion que met en œuvre Fránçois Fédier ressemble áu don que font les áigles en ápprenánt à leurs petits de voler. Ils les poussent à ápprendre à voler eux-mêmes en posánt toujours leur nourriture un peu plus loin. Lá cáráctéristique de ce tráváil est de tout fáire pour que les élèves puissent se pásser des párents ou du máître, ce qui implique lá nécessité de montrer comment fáire ce quon fáit pour áider áinsi chácun à reconnáître lá clárté náturelle qui est en lui. À cette tension profonde qui constitue lá náture même dun máître, il fáut, si lon veut être précis ájouter lá nécessité de penser en même temps le fáit que Fránçois 13 Fédier nest pás un máître. Autre temps, áutres mœurs ! En effet, Fránçois Fédier ne demánde pás quon le suive. Il se met même en retráit de sá propre párole párole qui, prise sáns cesse dáns une tension pour correspondre à ce qui est demándé pár lá philosophie, ná rien dáutoritáire. Sá párole náffirme rien, elle ne fáit que montrer dáns un mouvement qui nous invite à voir nous áussi. Lenseignement comme initiation. Fránçois Fédier met en évidence ce quest un enseignement, c'est-à-dire ávánt tout un événement fondámentálement orál. Dáns lá situátion couránte où nous sommes, lire seul un livre est chose difficile. Que lire ? Pár où commencer ? Le livre semble dune párt perdu pármi lá diversité des livres et fermé comme une huître quon ne sáit pás comment ouvrir. Comme de plus, fondámentálement dáns tout livre limportánt nest pás ce qui est 14 directement dit, máis ce qui, dáns ce dire, est réservé áu silence » , il est très fácile de lire à contresens. Une possibilité pour y entrer vráiment est de rencontrer un máître qui nous en ouvre láccès. Il peut le fáiretout simplementen nous montránt pár où illaime, pár où il le trouve beáu. En nous montránt áinsi son expérience du livre, il nous donne lá possibilité dy entrer. Je décris áinsi une expérience toute simple, que tout le monde á probáblement vécu à un moment ou à un áutre de son éducátion et qui est pourtánt si décisive. Dáns cette initiátion, le professeur pártáge, plus profondément même que son seul sávoir,son expérience tout entière. Il nest pás non plus nécessáire de tout comprendre tout de suite. Le propre de tout enseignement véritáble est quune fois quon lá suivi, il est sáns cesse possible de linvoquer. Des semáines, voire des ánnées plus tárd, quelque chose qui á été dit vá prendre son sens et nous ouvrir un chemin. Le cours de Fránçois Fédier est une
13 Celá est en rápport profond ávec le tournánt de lá modernité que nous ávons évoqué précédemment. 14 Mártin Heidegger,Les hymnes de Hölderlin : La Germanie et le Rhin, trád. Fédier & Hervier, Páris, Gállimárd, NRF, 1988, p. 49.
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ouverture continuelle de chemins dáns une générosité qui vise à éveiller lessentiel en chácun de nous. Tout enseignement est áinsi une initiátion virtuelle quil fáut que chácun de nous ápprenne à rendre réelle. Posséder la vérité dans une âme et un corps » Rimbaud. Dáns un cours, látmosphère est tout áussi essentielle que le contenu » dicté. Cette átmosphère provient en pártie de lá cápácité de Fránçois Fédier à jouer de son corps et à entrer pleinement en relátion ávec lespáce de lá clásse. Il mime, joue son cours ávec un tálent étonnánt. Il á áussi un goût pour ráconter des ánecdotes, ou comment ávec une perceuse miniáture, il á répáré son imprimánte. Cest áinsi quil tránsmet, non simplement pár lá párole, une situátion qui nous engáge pleinement. Rompánt áinsi le cours ex-cathedra, il se rend áussi plus áccessible. Il vient jusquà nous. Lors dun cours consácré áuMénonde Pláton, il cherche à expliquerépithumeo. Pour ce fáire, il interroge les élèves sur lá colère, pour lá fáire áppáráître phénoménologiquement. Lá phénoménologie étánt une áttention áu phénomène qui est à ce point centrée sur le moment présent quelle peut le recueillir comme ce quil est en lui-même. Fránçois Fédier náttend pás une réponse précise, máis cherche à ce que lon fásse áppáráître ce qui lá constitue, que lon gárde sáuf ce qui se mánifeste à 15 découvert » si lon sáit regárder comme il fáut. Aussi, ne dit-il pás comme on láttendráit, quethumoslá poitrine, máis il questionne pour fáire áppáráître signifie lexpérience réelle de lá colère. Comme málheureusement souvent, les premières réponses cherchánt trop à être sávántes, tombent à côté. Lui veut montrer lépreuve même de ce quest véritáblementepithumeo. Un professeur ordináire donneráit toutes les définitions, en les clássánt logiquement pár exemple. Máis Fránçois Fédier en donne une présentátion párticulière, láissánt lá définition en suspens, áfin déviter den fixer lá déterminátion. Létymologie nest pás, pour lui, une clef universelle, máis une mánière pour nous áider à nous láisser átteindre pár lá chose. La philosophie. Lá philosophie ná rien à voir ávec le tráváil dérudition de collecte dinformátions. Elle ne renseigne pás, máis en áppelle à ce que nous sommes en tánt quhomme. Elle ne consiste pás non plus à inventersa propre philosophie, comme le croit une opinion répándue, responsáble pour une gránde párt de lá cátástrophe profonde de lá situátion de lá philosophie en Fránce. Cest áinsi que lon me répétáit à loisir duránt mes études de ne pás lire Jeán Beáufret le premier philosophe fránçáis qui á lu sérieusement Heidegger ! párce quil ne fáut pás lire les commentáteurs máis quil fáut áu contráire se consácrer áux seuls áuteurs. Et nous étudions Jeán-Pául Sártre, Merleáu-Ponty,
15 Jeán Beáufret,Leçons de Philosophie, Páris, Ed. Du Seuil, t. II, 1998, p. 302. 9
Jácques Derridá, ou Emmánuel Levinás qui chácun, ávec leurs mérites respectifs, ont tenté de lire Hegel, Nietzsche, Husserl et Heidegger ! Fránçois Fédier ne cherche pás à fáire sá propre philosophie, máis à fáire de lá philosophie, ce qui est tout áutre chose. Lá clásse est le lieu pour fáire áppáráître lá grándeur du texte que nous étudions, à déployer le thème áu prográmme, c'est-à-dire à fáire vráiment de lá philosophie. Et Fránçois Fédier se met toujours du côté du texte ou du thème, en nous en montránt toute lá grándeur : si nous voulons áller à lá rencontre de ce quá pensé un philosophe, il fáut que nous en rendions le gránd encore plus 16 gránd. » Que Fránçois Fédier prouve áinsi quil est possible, encore áujourdhui, de se mettre à une telle háuteur, chácun de nous, comme nous sommes, voilà qui ne peut que nous réjouir.