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INTRODUCTION
1INTRODUCTIONINTRODUCTION
« La littérature occidentale, à part de rares
exceptions, ne s'occupe que des relations des
hommes entre eux (rapports passionnels ou
intellectuels, rapports de famille, de société, de
classes sociales), mais jamais des rapports de
1l'individu avec lui-même ou avec Dieu »
èmeAu cours du XX siècle, certains spécialistes et critiques, tel Claude Mauriac, dénoncent la
longue tradition thématique qui imprègne la littérature occidentale depuis plusieurs siècles.
Un regret, qui concerne l'absence de sujets portant spécifiquement sur l'être dans toute son
individualité et sa particularité, est alors mis à jour. Un désir d'exploration de la conscience
humaine se fait sentir : l'homme devient un objet de curiosité et doit être envisagé non plus
dans son rapport aux autres mais précisément dans la relation, souvent équivoque, qu'il
entretient avec lui-même. Après la Première Guerre Mondiale, l'essoufflement de cette
tradition thématique, corroborée par une volonté de connaissance et de compréhension,
permet donc l'émergence de problématiques nouvelles, davantage axées sur la nature humaine
et, pour certains écrivains, sur les valeurs spirituelles qui l'animent : le mouvement centrifuge
laisse progressivement place à une impulsion centripète qui se double parfois d'une extension
verticale vers les sphères divines. Il est vrai que le premier conflit mondial a bouleversé tous
les comportements : l'apparition de thèmes subjectifs (et subjectivisés) doit son essor à une
forme spécifique de littérature, celle-là même qui relate la difficulté de la lutte armée et tend à
exposer les problématiques de l'homme qui, dans son individualité, s'est trouvé confronté à
des puissances guerrières face auxquelles il est demeuré impuissant. Les œuvres littéraires, à
plus forte raison les discours romanesques, apparaissent alors comme autant de voyages
singuliers au bout de l'horreur, l'ensemble étant relaté à travers l'intériorité d'une conscience
pensante. Dans ce contexte marqué par la barbarie, certains artistes et écrivains partent en
quête de valeurs nouvelles, ayant pour objectif d'atténuer les images cauchemardesques qui
envahissent les romans de l'entre-deux-guerres. Ainsi Marcel Proust, à travers À la Recherche
du temps perdu, illustre-t-il son désir de rendre la vérité à l'âme et inaugure, par ce biais,
l'avènement d'un roman moderne aux accents poétiques. L'évolution du genre, moins formelle
que thématique, permet aussi à certains auteurs de se tourner vers un approfondissement des
valeurs spirituelles, potentiel échappatoire face à la cruauté humaine : le discours romanesque
1 Claude Mauriac, Introduction à une mystique de l'Enfer, Paris, Bernard Grasset, 1938, p.18.
2devient le support privilégié de réflexions, méditations et autres développements relatifs aux
relations de l'homme avec lui-même, mais aussi et surtout avec Dieu. C'est dans ce contexte
2qu'apparaît le roman d'obédience catholique , à travers lequel s'illustrent des écrivains qui sont
aujourd'hui passés à la postérité, tels François Mauriac, Georges Bernanos ou Julien Green. Si
ces trois hommes de lettres sont ceux qui reviennent le plus souvent pour évoquer cette
littérature spécifique, il en est d'autres, quelque peu marginalisés, qui demeurent cantonnés
dans l'ombre à cause de la complexité ou de la dimension mystique trop marquée de leurs
ouvrages : c'est par exemple le cas pour Marcel Jouhandeau, dont les écrits sont réputés
hermétiques et peu accessibles. En marge de ces noms qui ont fait les heures de gloire d'une
littérature tournée vers le catholicisme ou le mysticisme se trouve un écrivain inclassable (et
inclassé, surtout à l'époque) qui inscrit ses œuvres dans une veine spirituelle tout en faisant un
usage très personnalisé de l'écriture romanesque : il s'agit de Pierre Jean Jouve. Davantage
connu pour son œuvre poétique, cet artiste (qui a vu le jour à Arras en 1887 et est mort en
1976 à Paris) ne trouve encore aujourd'hui jamais sa place dans les anthologies littéraires
3relatives aux romans : à peine est-il rapidement cité pour son utilisation du monologue
4intérieur inspiré de Joyce . De son vivant, déjà, Pierre Jean Jouve ressentait cette impossibilité
de rattachement à tout groupe littéraire : « Je suis un opposant […]. Tout d'abord aux mœurs
5littéraires de mon temps » . Cette singularité, qui lui vaut une éviction volontaire à l'égard de
ses pairs à partir des années 20, entraîne une solitude et un repli sur soi nécessaires, semble-t-
il, à l'émergence d'une œuvre foisonnante et profonde, autant dans son fond que dans sa
forme.
Lorsque, en 1924, Pierre Jean Jouve s'attèle à l'écriture de Paulina 1880, l'artiste est
loin d'être novice dans le domaine littéraire. Alors âgé de 37 ans, il a déjà beaucoup écrit et
s'est illustré dans différents genres. La poésie, notamment, qui demeure son champ de
2 Parler, de façon catégorique, de « roman catholique » peut se révéler problématique car « il ne peut pas y
avoir au sens strict de “ roman catholique” ; un roman n'est pas une démonstration ; il n'admet guère la
volonté de prouver ; par contre un roman peut recevoir une lumière chrétienne, celle-là même qui embrase
l'œuvre de Bernanos » (Pierre de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature [1] de Barrès à Malraux, Paris,
Alsatia, 1950, p.266).
3 Ainsi, Pierre Jean Jouve n'apparaît qu'une seule fois dans les cinq anthologies littéraires consultées (André
Lagarde et Laurent Michard, XXéme siècle Les grands auteurs français, Paris, Bordas, « Collection
Littéraire », 1972 ; Gustave Lanson, Histoire de la littérature française (remaniée et complétée par Paul
Tuffrau), Paris, Hachette, [première publication 1895], 1992 ; Pierre Abraham et Roland Desné, Manuel
d'histoire littéraire de la France, Paris, Editions sociales, 1987 ; Michel Prigent, Histoire de la France
littéraire, Modernités XIX-XXème, tome 3, Paris, P.U.F, coll. « Quadrige », 2006 ; Jean-Yves Tadié (et alt.),
La Littérature française : dynamique et histoire II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2007).
4 C'est le cas dans l'ouvrage de Pierre Abraham et Roland Desné, Manuel d'histoire littéraire de la France,
op.cit., p.480.
5 Interview accordée à Georges Piroué, « Pierre Jean Jouve ou l'incontrôlable contrôlé », in Mercure de
France, numéro 339, 1er mai 1960, p.175.
3prédilection, reste et restera le support privilégié de l'expérience personnelle. Dix ans plus tôt,
pourtant, le théâtre était apparu comme une réelle tentation : l'effet escompté n'avait
cependant pas été atteint et l'insuccès fut la source de grandes désillusions, autant pour
l'homme que pour l'écrivain. Quelques récits étaient venus étayer cette carrière commençante.
Alors que le premier, La Rencontre dans le carrefour (1911), s'inscrivait dans la veine
unanimiste, sous l'allégeance d'un Romain Rolland érigé en mentor, le second, Hôtel-Dieu,
publié en 1918, était composé de différents récits inspirés de l'engagement en tant qu'infirmier
de Pierre Jean Jouve : la retranscription de l'expérience personnelle de l'auteur permettait à ce
dernier de prendre une certaine distance. Dans cette intention se trouvent déjà, en germe, les
prémisses de l’œuvre future. Néanmoins, c'est précisément parce que l'écrivain, dans ses
premières années d'écriture, avait tenté de se placer dans le sillage de collectifs littéraires
déterminés que son art n'avait pu prendre tout son essor : pour émerger, l'écriture jouvienne
doit être dénuée de toute influence et, surtout, de toute règle prédéfinie. C'est pourquoi la
notion, récurrente, de rupture, est susceptible de caractériser autant l’œuvre que la vie de
l'artiste et demeure transversale à toute l'entreprise littéraire jouvienne : cette dernière doit être