Charles de Saint-Évremond
Œuvres mêlées
Sur les caractères des tragédies
SUR LES CARACTÈRES DES TRAGÉDIES.
(1672.)
J’ai eu dessein autrefois de faire une tragédie, et ce qui me faisoit le plus peine,
c’étoit de me défendre d’un sentiment secret d’amour propre, qui nous laisse
renoncer difficilement à nos qualités, pour prendre celles des autres. Il me souvient
que je formois mon caractère, sans y penser, et que le héros descendoit
insensiblement au peu de mérite de Saint-Évremond, au lieu que Saint-Évremond
devoit s’élever aux grandes vertus de son héros. Il étoit de mes passions, comme
de mon caractère ; j’exprimois mes mouvements, voulant exprimer les siens. Si
j’étois amoureux, je tournois toutes choses sur l’amour ; si je me trouvois pitoyable,
je ne manquois pas de fournir des infortunes à ma pitié : je faisois dire ce que je
sentois moi-même, et pour comprendre tout en peu de mots, je me représentais
sous le nom d’autrui. N’accusons pas quelques héros de nos tragédies de verser
des pleurs qui devoient couler seulement en quelques endroits ; ce sont les larmes
des poëtes, qui, trop sensibles de leur naturel, ne peuvent résister à la tendresse
qu’ils se sont formée. S’ils ne faisoient qu’entrer dans le sentiment des héros, leur
âme, prêtée seulement à la douleur, pourroit garder quelque mesure dans la
passion ; mais pour s’en faire une propre à eux-mêmes, ils expriment avec vérité ce
qu’ils devoient représenter dans la vraisemblance. C’est un grand secret de ...
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