En attendant la relève Le pont grince. Je me demande si ses concepteurs avaient pensé à ça quand ils en ont dessiné les plans. Sûrement, oui. Il grince et j’ai parfois l'impression qu’il plie, qu’il soupire sous le poids de ces pauvres gens. Ca fait deux jours que c’est comme ça. Depuis que je suis arrivé en fait. Au début il n'y en avait que quelques uns, passant en trombe dans des tractions- avant rutilantes. Sans doute des gens importants qui avaient su se procurer de l'essence malgré les restrictions. Puis les voitures s’étaient faites moins neuves, plus modestes. Des véhicules remisés au garage il y a quelques temps avec des bidons d'essence - au cas où - et qu'on avait ressortis précipitamment hier ou avant-hier. Ils grossissaient le flot et se heurtaient à un pont de plus en plus étroit, encombré. Rageurs, les conducteurs klaxonnaient sans fin exigeant que la voie leur soit dégagée, brûlant leur précieuse essence coincés au pas derrière des charrettes de paysans dont les chevaux blasés n'en étaient plus à la première guerre. Tous s’acharnaient à sucer jusqu’à la dernière goutte de carburant avant que leur voiture finalement ne se taise. La même scène semblait se répéter à l’infini. Noyée dans le flot des fuyards, une voiture hoquette une première fois. Son maître se crispe sur le volant feignant de n'avoir rien entendu. La jauge est faussée, il connaît la bête, il doit lui rester de quoi faire trente kilomètres au bas mot.
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