Anatole FranceL’Étui de nacreCalmann-Lévy, 1899 (pp. 245-261).À mademoiselle Léonie BernardiniLe Cours-la-Reine était désert. Le grand silence des jours d’été régnait sur lesvertes berges de la Seine, sur les vieux hêtres taillés dont les ombrescommençaient à s’allonger vers l’Orient et dans l’azur tranquille d’un ciel sansnuages, sans brises, sans menaces et sans sourires. Un promeneur, venu desTuileries, s’acheminait lentement vers les collines de Chaillot. Il avait la maigreuragréable de la première jeunesse et portait l’habit, la culotte, les bas noirs desbourgeois, dont le règne était enfin venu. Cependant son visage exprimait plus derêverie que d’enthousiasme. Il tenait un livre à la main ; son doigt, glissé entre deuxfeuillets, marquait l’endroit de sa lecture, mais il ne lisait plus. Par moments, ils’arrêtait et tendait l’oreille pour entendre le murmure léger et pourtant terrible quis’élevait de Paris, et dans ce bruit plus faible qu’un soupir il devinait des cris demort, de haine, de joie, d’amour, des appels de tambours, des coups de feu, enfintout ce que, du pavé des rues, les révolutions font monter vers le chaud soleil deférocité stupide et d’enthousiasme sublime. Parfois, il tournait la tête et frissonnait.Tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il avait vu et entendu en quelques heuresemplissait sa tête d’images épouvantables : la Bastille prise et déjà décrénelée parle peuple ; le prévôt des marchands tué d’un coup de pistolet au ...
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