Joris-Karl Huysmans — Le Drageoir aux épicesLa Reine MargoJ'avais travaillé toute la journée ; me sentant un peu las, je sortis pour fumer uncigare. Le hasard conduisit mes pas, à Grenelle, devant une guinguette à cinq sousd'entrée avec droit à une consommation.On danse dans un jardin planté d'arbres et de becs de gaz. L'orchestre s'est installéau fond, sur une petite estrade, et un municipal adossé à un arbre fume unecigarette et jette un regard indifférent sur la tourbe malpropre qui grouille à sescotés. Je contemple curieusement les habitués du bal. Quel monde ! des ouvriersgouailleurs, la casquette sur l'oreille, les mains crasseuses évasant la poche, lescheveux plaqués sur les tempes, la bouche avariée exsudant le jus noirâtre dubrûle-gueule ; des femmes mafflues, opaques, vêtues de robes élimées, de lingeroux et gras, coiffées de crinières ébouriffées, exhalant les senteurs rancies d'unepommade achetée au rabais chez un épicier ou dans un bazar.Tandis que j'examine ce fourmillement de vauriens et de drôlesses, le silence sefait tout à coup, et, à un signal du chef d'orchestre, la flûte siffle, les cuivresmugissent, la grosse caisse ronfle, le basson bêle, et hommes, femmes vont,viennent, s'élancent, reculent, s'étreignent, se lâchent, se tordent, se disloquent etlancent la jambe en l'air.J'en avais assez vu ; je me levais pour sortir, quand parut, au détour d'une allée, unecréature d'une étrange beauté.On eût dit un portrait du Titien, échappé ...
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