Édouard Grenier — Le Parnasse contemporain, IILa BigolanteIAmi, tu verras à Venise,Dans la cour du palais ducal,Ciselés d’une main exquise,Deux puits revêtus de métal.C’est là que, sveltes, court-vêtues,Tout le jour les porteuses d’eau,En découvrant leurs jambes nues,Plongent et retirent leur seau.Au balcon de la haute loge,Malade et dévoré d'ennuis,Un pâle enfant, le fils du doge,Se penche et regarde les puits.Fiévreux, il attend qu’apparaisseUne forme au charmant contour,Qui sur la margelle se baisseEt se relève tour à tour.Enfin, à l’heure accoutumée,Pieds nus, chantant un gai refrain,Il contemple sa bien-aiméeQui vient remplir ses seaux d’airain.Un instant la vie et sa flammeÉtincellent dans son regard ;Puis tout s’éteint ; il perd son âmeDès que la jeune fille part.Car c'est la jeune Bigolante,Qui prit son cœur sans le vouloir ;Et la plébéienne insolenteNe semble pas même le voir ! IISur un lit à colonnes torses,Qu’abrite un baldaquin doré,Le fils du doge gît sans forces,Le front morne et décoloré.À quinze ans ! à l'âge où la vieDoit s’épanouir dans sa fleur,Où le corps et l’âme ravieDevraient ignorer la douleur !La dogaresse consternéeConsulte et pleure vainement ;Son fils dans sa fièvre obstinéeSe meurt silencieusement.« Oh ! parle ! Tu peux tout me dire.As-tu quelques chagrins secrets ?Va, tout ce que ton cœur désire,Tu l'auras, je te le promets. »C'est ainsi que la pauvre mèrePrie et pleure au chevet du lit ...
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