Sully Prudhomme — Stances et PoèmesL’Amérique Quand l'arche s'arrêta, du linceul gris des ondesS'éleva lentement la terre d'aujourd'hui ;Mais Dieu la divisa cette fois en deux mondes,Une moitié pour nous, l'autre moitié pour lui.Il nous livra l'Europe et l'Asie et l'Afrique,Du Nil au Borysthène et de Marseille à Tyr ;Mais il se réserva la féconde Amérique,Voulant y voir son œuvre en liberté grandir.Pour que ce monde heureux fût complet comme l'autre,Il en ouvrit le ciel à des êtres humains,Mais il ne plaça pas, comme il fit dans le nôtre,Sous leur front le génie et le soc en leurs mains.Il les laissa courir dans les vierges savanes,Chasser, dormir, flatter leurs instincts sans remords,Donner à leurs enfants pour berceaux des lianes,L'infini bleu pour tombe à leurs vieux parents morts.Et, comme la campagne, ardente et respectée,Leur prodiguait plus d'or, plus d'oiseaux et de fruits,De fleurs et de rayons que la route lactéeD'étoiles à leurs yeux dans la splendeur des nuits,Ces êtres innocents, noyés dans la lumière,Dans un air plein de sève et de miel et de feu,Se trouvaient là si bien qu'ils adoraient la pierre,L'arbre et le firmament, car tout leur était Dieu.Ils croyaient, peu jaloux de gloire et de conquête,User assez des biens qui leur étaient offerts,Quand ils s'étaient noués des plumes à la têteOu fait un lit nomade avec des rameaux verts ;Ils n'avaient pas besoin de transformer les choses,D'y puiser savamment des éléments meilleurs ...
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