Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Journal d’un écrivain
Traduction J.-Wladimir Bienstock et de John-Antoine Nau.
Charpentier, 1904 (pp. 41-46).
II
LES HOMMES D’AUTREFOIS
Cette anecdote sur Bielinsky me rappelle maintenant mes premiers pas sur le
terrain littéraire. Dieu sait s’il y a longtemps de cela ! Je parle d’une époque plutôt
triste pour moi. Mieux que de tout, je me souviens de Bielinsky lors de notre
rencontre à tous deux. Souvent je me remémore à présent les hommes d’autrefois,
sans doute parce que je suis bien forcé de fréquenter les hommes d’aujourd’hui. Je
n’ai jamais, de ma vie, rencontré un être aussi enthousiaste que ce Bielinsky,
Herzen était tout différent. Un vrai produit de notre aristocratie : Gentilhomme russe
et citoyen du monde avant tout, il personnifiait un type humain qui n’est apparu
qu’en Russie et qui ne pouvait apparaître ailleurs. Herzen n’a pas émigré
volontairement ; il n’a pas inauguré l’émigration russe. Non, il est né émigrant. Tous
ceux qui appartiennent, chez nous, à sa catégorie d’esprits, sont nés comme cela :
émigrants. Pendant les cent cinquante ans de vie seigneuriale russe qui
précédèrent sa naissance, bien des liens se relâchèrent entre nos patriciens et la
vérité russe, le terrain russe. Pour ce qui est d’Herzen, on dirait que l’histoire elle-
même lui faisait un devoir de symboliser en sa personne la rupture entre notre haute
société éclairée et le vrai peuple russe. À ce point de vue, Herzen est un type
historique. Ses ...
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