Charles Baudelaire
Curiosités esthétiques
V
SALON DE 1859
LETTRES
À M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE FRANÇAISE
I
L’ARTISTE MODERNE
Mon cher M***, quand vous m’avez fait l’honneur de me demander l’analyse du
Salon, vous m’avez dit : « Soyez bref ; ne faites pas un catalogue, mais un aperçu
général, quelque chose comme le récit d’une rapide promenade philosophique à
travers les peintures. » Eh bien, vous serez servi à souhait ; non pas parce que
votre programme s’accorde (et il s’accorde en effet) avec ma manière de concevoir
ce genre d’article si ennuyeux qu’on appelle le Salon ; non pas que cette méthode
soit plus facile que l’autre, la brièveté réclamant toujours plus d’efforts que la
prolixité ; mais simplement parce que, surtout dans le cas présent, il n’y en a pas
d’autre possible. Certes, mon embarras eût été plus grave si je m’étais trouvé
perdu dans une forêt d’originalités, si le tempérament français moderne,
soudainement modifié, purifié et rajeuni, avait donné des fleurs si vigoureuses et
d’un parfum si varié qu’elles eussent créé des étonnements irrépressibles,
provoqué des éloges abondants, une admiration bavarde, et nécessité dans la
langue critique des catégories nouvelles. Mais rien de tout cela, heureusement
(pour moi). Nulle explosion ; pas de génies inconnus. Les pensées suggérées par
l’aspect de ce Salon sont d’un ordre si simple, si ancien, si classique, que peu de
pages me suffiront sans doute pour les développer. Ne vous étonnez donc pas que
la banalité ...
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