Charles Baudelaire
L’Art romantique
XI
PHILIBERT ROUVIÈRE
Voilà une vie agitée et tordue, comme ces arbres, — le grenadier, par exemple, —
noueux, perplexes dans leur croissance, qui donnent des fruits compliqués et
savoureux, et dont les orgueilleuses et rouges floraisons ont l’air de raconter
l’histoire d’une séve longtemps comprimée. Il y a des gens par milliers qui, en
littérature, adorent le style coulant, l’art qui s’épanche à l’abandon, presque à
l’étourdie, sans méthode, mais sans fureurs et sans cascades. D’autres, — et
généralement ce sont des littérateurs, — ne lisent avec plaisir que ce qui demande
à être relu. Ils jouissent presque des douleurs de l’auteur. Car ces ouvrages,
médités, laborieux, tourmentés, contiennent la saveur toujours vive de la volonté qui
les enfanta. Ils contiennent la grâce littéraire suprême, qui est l’énergie. Il en est de
même de Rouvière : il a cette grâce suprême, décisive, — l’énergie, l’intensité dans
le geste, dans la parole et dans le regard.
Philibert Rouvière a eu, comme je le faisais pressentir, une existence laborieuse et
pleine de cahots. Il est né à Nîmes, en 1809. Ses parents, négociants aisés, lui
firent faire toutes ses études. On destinait le jeune homme au notariat. Ainsi il eut,
dès le principe, cet inestimable avantage d’une éducation libérale. Plus ou moins
complète, cette éducation marque, pour ainsi dire, les gens ; et beaucoup
d’hommes, et des plus forts, qui en ont été privés, ont toujours senti en eux ...
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