Alphonse Allais
Deux et deux font cinq
Samedi, 9 juin. — Le pilote qui a sorti la Touraine du port du Havre s’appelle
Ravaut. C’est un grand et fort gaillard comme ses tumultueux homonymes de Paris.
Un moment, j’ai eu peur qu’à leur image, il ne cherchât à nous faire une bonne
blague, en nous collant, par exemple, sur le banc d’Amphard.
(Les frères Ravaut — je donne ce détail pour les gens de Winnipeg — sont des
drilles dont le sport favori est d’ahurir la clientèle paisible des établissements
publics ou autres.)
Par bonheur, il n’en fut rien.
Nous sommes sortis triomphalement des jetées du Havre, très garnies de gens
agitant les mouchoirs d’adieu. À toute vitesse, nous avons gagné le large. Derrière
nous, les côtes se sont enfoncées dans l’horizon.
Cette nuit, nous allons apercevoir les feux du Cap Lizard et d’Aurigny. Et puis,
bonsoir la terre ! On n’en verra plus que dans huit jours, là-bas, en Amérique.
…… Nous dînons à la table du docteur, lequel me paraît être un joyeux thérapeute
prenant la vie par le bon bout. Excellent idée de nous avoir placés, mes amis et
moi, à la table de ce gai praticien flottant.
Longitude : 12° 58’
Latitude : 49° 39’.
Dimanche, 10 juin. — Mon home, sweet home, consiste en la cabine 72, sise à
l’avant et à tribord. Je l’occupe sans compagnon — chouette ! — et sans
compagne — hélas ! — avec un bon petit hublot pour moi tout seul.
À propos de hublot, il y a, à la table voisine de la nôtre, un amour de toute petite fille
qui n’arrive pas à ...
Voir